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Les enjeux de l'enseignement libéral bourgeois et de la recherche scientifique entre les intérêts du marché et ceux de la collectivité

Dans le nouvel environnement économique, caractérisé par les technologies de l’information et de la communication, les rapides et constants changements qui ont lieu au sein des entreprises du fait de la concurrence acharnée et de la course effrénée au profit, une nouvelle organisation du travail qui introduit davantage de précarité a vu le jour.

C’est ainsi qu’à partir de la fin des années 1980 – sous le prétexte de lutter contre la montée du chômage – le patronat ne raisonne plus en terme de main d’oeuvre qualifiée, mais d’employabilité permanente. Pendant les Trentes Glorieuses[ref]De l’après Seconde Guerre Mondiale au choc pétrolier des années 1973-74.[/ref] le patronat avait besoin de travailleur-euse-s doté-e-s d’un haut niveau de qualification et le hasard (!) a fait qu’à parti des années 1970, on a assisté à une prolongation des études et à l’ouverture de ces dernières à un plus large public, ce qui n’a abouti qu’à une massification des études. A partir des années 1980, dans un climat d’austérité budgétaire permanent et de restructurations industrielles continuelles, on observe l’importance grandissante de la formation continue “pour rester productif et employable” (OCDE[ref]Organisation pour le Commerce et le Développement Économique.[/ref], 1989). L’innovation constante nécessaire au système actuel de production se traduit sur le marché du travail par l’augmentation de la flexibilité du temps de travail imposée aux ouvriers et aux ouvrières qui mène à une précarisation des conditions de travail (salaires, sécurité de l’emploi) et de non-travail (assurances sociales). Cet ajustement du marché du travail implique des profondes réformes du système de scolarisation qui vise le remplacement des savoirs par des compétences[ref]Bien que la notion de compétence ne soit pas encore clairement établie, les pédagogues contemporains et les milieux patronaux semblent toutefois s’être accordés sur une définition commune. Selon eux, la compétence se conçoit comme la capacité de mobiliser des ressources et comme une ressource elle-même. Un large consensus est d’ailleurs établi à son sujet. En effet, elle est fortement – si elle ne l’est pas entièrement – dépendante du contexte auquel elle se réfère. Au sujet des compétences, il est intéressant de souligner, ce qui n’est d’ailleurs pas étonnant, que celles-ci ont fait leur première apparition dès les années 1980 simultanément chez les économistes et les entrepreneurs.[/ref].

Parallèlement à la soumission de l’école aux attentes de l’économie, les milieux patronaux et affairistes luttent entre eux depuis la fin des années 1970 pour avoir la mainmise sur le développement de la recherche appliquée à l’industrie. D’une parti parce qu’elle produit des connaissances nouvelles qui stimulent l’innovation et d’autre part à cause des bénéfices qui résulteraient de leur diffusion au sein des établissements d’enseignement et en dehors de ceux-ci (brevet, création de spin-off[ref]Ce sont des organes crées au sein des universités et dont les fonds sont d’origine à la fois étatique et privée.[/ref] pour les universités etc.). Encore une fois le hasard… fait que la formation supérieure subit depuis une décennie des attaques sans précédents visant à la privatisation-marchandisation de l’enseignement qui se traduit par la dérégulation et la décentralisation du système éducatif[ref]En ligne générale, ce processus est le même partout en Europe mais selon qu’il s’agit d’une République ou d’une Confédération par exemple, il est plus ou moins rapidement atteint en raison des différences de gestion et des rapports national-local.[/ref].  Après les télécommunications, la poste, les transports, les soins de santé, le système de formation reste l’un des derniers “marchés” à conquérir. Le système de formation est un marché potentiel qui est estimé à plus de 2000 milliards de dollars (OMC[ref]Organisation Mondiale du Commerce.[/ref], 2000) qui aujourd’hui sont encore dépensés en grande partie dans le domaine public et ne sont donc pas source de profit privé.

L’Accord Général sur le Commerce des Services (ACGS) – prôné par l’OMC – prévoit de mettre sur pied d’égalité les fournisseurs de services privés et publics, dans tous les domaines où il existe une concurrence entre fournisseurs. Cela implique que toute institution, d’origine publique ou privée, recevra une subvention étatique proportionnelle à sa taille et aux services qu’elle propose, d’où la nécessité pour les établissements de se mettre en réseau.

La chasse à ces subventions sera gérée par un organe ad hoc – étatique ou privé[ref]Il suffit d’observer le cas français, où l’Etat a chargé une entreprise totalement privée pour accomplir ce genre de tâche[/ref] – qui devra “assurer la qualité” des établissements en se référant aux seuls critères quantitatifs sus-mentionnés!

La déclaration d’intentions[ref]Cela n’a strictement rien à voir avec la déclaration de l’existence d’une situation de droit[/ref](!) de Bologne (1999) – est la formalisation des souhaits exprimés par l’OCDE dès la fin des années 1970. Parmi les objectifs-Bologne, on trouve notamment l’amélioration de “[…] la compétitivité du système européen à l’échelon mondial […]” afin que ce dernier “[…] exerce dans le monde entier un attrait à la hauteur de ses extraordinaires traditions culturelles et scientifiques” et la volonté de garantir que les “systèmes d’enseignement supérieurs et de recherchent [puissent] s’adapter en permanence à l’évolution des besoins, aux attentes de la société et aux progrès des connaissances scientifiques.

Sous le prétexte d'”encourager la mobilité des citoyens, favoriser leur intégration sur le marché du travail et promouvoir le développement de notre continent“, cette déclaration, qui introduira un cursus rallongé d’une année (3+2), contraindra la majorité des étudiantes et des étudiants à suivre constamment des cours de mise à jour afin d’améliorer et/ou d’assurer leur employabilité, et une minorité sera formée pour exploiter au mieux ces “ressources humaines” et décider des stratégies économiques et du contrôle social futurs.

Si la Suisse – qui a refusé d’adhérer à l’Espace Economique Européen en 1992 – a décidé d’appliquer les principes affirmés dans la déclaration, c’est clairement parce que le pouvoir politique suit fidèlement les directives exprimées par l’OCDE (dont elle est membre). Preuve en est le processus observé en Suisse, durant les années 1990, qui s’est traduit d’abord par une diminution des subventions pour la recherche fondamentale et l’augmentation pour celle qui s’applique à l’industrie (notamment pour les biotechnologies, les technologies de l’information et l’électronique) et d’autre part par une baisse généralisée des dépenses affectées à l’éducation et à la recherche[ref] Conseil fédéral. Message du 9 janvier 1991 concernant l’encouragement de la recherche scientifique durant les périodes de 1992 à 1995 et un programme d’actions concerté en microélectronique. (FF 1991 I 581), 1991.[/ref].

Cette thèse est une fois de plus renforcée par les déclarations de la dite organisation qui affirme, en 1995, qu’il faut “repenser les raisons qui justifient l’intervention de l’Etat et revoir l’efficacité par rapport aux couts des institutions[ref]OCDE, Les systèmes nationaux de financement de l’innovation, Paris: OCDE, 1995.[/ref].”

M. Charles Kleiber – secrétaire d’état à la science et à la recherche[ref]Nommé par le Conseil Fédéral en mai 1997. Le secrétariat d’état à la science et à la recherche scientifique dépend du Département de l’Intérieur, actuellement dirigé par le conseiller fédéral radical Pascal Couchepin qui, lors du débat parlementaire de 1982 sur le projet de loi sur la recherche (il était à l’époque rapporteur de la Commission du Conseil national) soulignait déjà que ” […] le but premier de la science est souvent moins la poursuite désintéressée de la connaissance que la poursuite de la connaissance à des fins industrielles et sociales, militaires, agricoles et médicales.” A ce sujet, lire la synthèse de Martin Benninghoff et Jean-Philippe Leresche, Vers la promotion d’une science “utile” 1970-1990, La recherche affaire d’Etat, Lausanne: Presses polytechniques et universitaires romandes, 2003.[/ref] et jusqu’à fin 2002 aussi président de la CUS[ref]La Conférence Universitaire Suisse (CUS) regroupe les directeurs des Départements de l’Instruction Publique (DIP) des cantons universitaires, deux des directeurs de l’instruction publique de cantons non-universitaires, le secrétaire d’état à la science et à la recherche et le président des écoles polytechniques fédérales (EPF). Ses bases légales sont la loi sur l’aide aux universités (LAU) du 8 octobre 1999 et le Concordat intercantonal de coordination universitaire du 9 décembre 1999.[/ref] – qui s’est autoproclamé conducteur de l’introduction de Bologne en Suisse – s’est probablement rappelé que les experts de l’OCDE affirmaient déjà dans leur rapport de 1989[ref]OCDE, Politique nationales de la science et de la technologie, Suisse. Paris: OCDE, 1989.[/ref] qu’en Suisse ” […] la liberté de la recherche, l’autonomie des universités et le fédéralisme restreignent considérablement les possibilités d’exercer une influence plus profonde.

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Qu’est-ce que la vision capitaliste de la formation et de la recherche ?

Réponse au sujet de la récente modification des statuts de la CUAE

Dans le système de production capitaliste tel qu’il existe, principalement en Europe et aux Etats-Unis, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, les institutions scolaires, parmi lesquelles les universités, sont un des instruments de la distribution du capital culturel et du capital social, distribution qui fonde essentiellement celle des positions sociales. Ces institutions sont l’enjeu d’une lutte entre les agents les mieux pourvus en capital culturel et social qui entendent conserver le capital accumulé en restreignant l’accès aux degrés supérieurs d’enseignement et les agents nouvellement admis à ces niveaux, relativement dépourvus de capital social et culturel. Les événements de mai 68 en France furent sans doute la manifestation la plus spectaculaire de cette lutte [1]. Les tensions entre les aspirations contradictoires de ces deux classes d’agents ont produit des effets divers selon les structures propres des champs académiques dans les différents pays et les structures particulières des champs politiques de chaque Etat [2]. Les Etats ont été amené, comme dans bien d’autres domaines, à gérer pragmatiquement ces tensions. Les systèmes de bourses ont permis, notamment, de justifier la sélection dans l’accès aux degrés supérieurs d’enseignement. Dans les pays anglo-saxons, les institutions universitaires se sont ouvertes à des objets d’études nouveaux ou à des méthodologies nouvelles (gender studies, cultural studies) permettant aux nouveaux arrivants d’intégrer le système sans bouleverser par trop les hiérarchies antérieures [3].

Durant la même période, la recherche scientifique a largement été utilisée par les Etats pour gérer les contradictions du système de production capitaliste selon le principe de l’étatisation des coûts et de privatisation des profits. Pour simplifier, le développement de certaines technologies requérant des investissements élevés sans garanties de profits, les entrepreneurs laissent l’Etat engager des dépensent et déposent des brevets dans les phases finales de la recherche ou développent conjointement avec l’Etat des centres de recherches dont ils ne se dégagent que si la technologie développée ne tient pas ses promesses. Le cas de la recherche en physique nucléaire est certainement le plus révélateur de cette pratique pour les années 1950 à 1970 [4]. Le même mécanisme se reproduit, des années 1980 jusqu’à aujourd’hui avec la recherche en biologie médicale [5] ou la mise en place des instruments, des connaissances et des réseaux nécessaires à la pratique de l’audit et du conseil juridique et comptable [6].

Les chercheurs ont su tirer des profits substantiels de cette instrumentalisation de la recherche par les Etats ; profits financiers sous la forme de retombées indirectes pour leurs recherches propres, des programmes de recherche dirigées ou des collaborations avec des entrepreneurs, mais aussi profits symboliques  notamment auprès des instances publiques chargées d’administrer la recherche.

Plus marginalement [7], la recherche scientifique a pu servir une sorte de néo-impérialisme dans laquelle le nombre de brevets déposés et le nombre de chercheurs étrangers attirés sur le sol national tiennent lieu de gunboat [8].

Nous proposons ainsi d’appeler vision capitaliste de la formation et de la recherche scientifique les discours et les décisions qui visent d’une part à maintenir les institutions d’enseignement dans leur rôle d’instruments de la distribution du capital culturel et du capital social, en tant que cette distribution fonde essentiellement celle des positions sociales ; et qui visent d’autre part à poursuivre l’instrumentalisation de la recherche scientifique en vue de gérer les contradictions du système de production capitaliste selon le principe de l’étatisation des coûts et de privatisation des profits [9].

1. Voir le chapitre 5 « Le moment critique » dans Pierre BOURDIEU, Homo academicus, 1984.

2. Voir Cécile DEER, « La politique d’accès à l’enseignement supérieur : comparaison entre la France et la Grande-Bretagne » in Agone, sociologie, histoire & politique, n°29/30, pp. 99-120.

3. « En Angleterre, dans le cadre d’un enseignement supérieur dont les établissements pratiquent la sélection, on trouve au cœur du débat l’équité et la garantie pour la plus grande variété de gens possible d’accéder à l’enseignement supérieur. Cela implique, bien sûr, que l’on reconnaisse dès le départ l’idée de diversité ; ce qui explique, par exemple, le très grand nombre d’études portant sur l’ethnicité, les genders et les classes sociales dans l’université. » Cécile DEER, id.,  p.114 (soulignement de l’auteur)

4. Pour la Suisse, lire HUG Peter, « La genèse de la technologie nucléaire en Suisse » in Relatons internationales, n°68, 1991, pp.325-364.

5.  Nous appelons ici, faute d’en connaître le nom consacré, les domaines de la biologie dont les recherches sont orientées vers des applications en médecine ou en pharmacie, par opposition aux secteurs de la biologie qui s’occupent, par exemple, du classement des êtres vivants.

6. Yves DEZALAY, Marchands du droit : la restructuration de l’ordre juridique international par les multinationales du droit, Fayard, 1992. « A l’heure où ces nouvelles technologies juridico-financières […] contribuent à façonner les institutions et à remodeler le champ du pouvoir économique […] il n’est peut-être pas inutile de s’interroger sur la construction de cette nouvelle vision économiste du monde social que ces experts sont peu à peu en train d’imposer comme allant de soi. » id. p.12. Construction à laquelle les universités n’ont pas peu participé.

7. Paradoxalement, cet aspect semble mieux étudié que le précédent. Une explication triviale est sans doute l’impossibilité d’accéder aux archives privées des entreprises, de sorte qu’une étude ne peut se fonder que sur des sources administratives.

8. Voir par exemple Christophe CHARLE, « Les références étrangères des universitaires » in Actes de la recherche en sciences sociales n°148, juin 2003, pp-8-19 et, pour une discussion de cette question sur la base de données plus récentes : Yves GINGRAS, « Les formes spécifiques de l’internationalité du champ scientifique » in Actes de la recherche en sciences sociales, n°141-142, mars 2002, pp. 31-45. Pour la Suisse, le poste d’attaché scientifique à l’ambassade de Suisse aux USA est par exemple un poste clé dans la structure de l’administration de la recherche scientifique : voir BENNINGHOFF & LERESCHE, La recherche, une affaire d’Etat, Lausanne, 2003, notamment les pages 33 à 35 consacrées à Urs Hochstrasser, ancêtre de Charles Kleiber.

9. Cette définition répond aux deux catégories d’action de l’Etat en régime capitaliste que propose Sébastien Guex : «  […] les fonctions de l’Etat peuvent se regrouper en deux principales catégories. La première catégorie comprend la mise en place, dans la mesure où cela n’est pas garanti par l’activité privée des membres de la bourgeoisie, de ce que l’on peut appeler l’infrastructure technique et juridico-sociale de la production capitaliste […] Dans la seconde catégorie peut se ranger tout ce qui contribue à protéger le système sociopolitique existant contre les menaces qu’engendrent ses propres antinomies » GUEX, L’argent de l’Etat, Lausanne, 1998, p.43.

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Regard Critique

Regard Critique – N°28 – Mai 2004

Attention danger travail !

A télécharger en PDF : Attention : danger, travail ! Réflexions sur le revenu de base.

Regard Critique – N°28 – Mai 2004