Qu’est-ce que la vision capitaliste de la formation et de la recherche ?

Réponse au sujet de la récente modification des statuts de la CUAE

Dans le système de production capitaliste tel qu’il existe, principalement en Europe et aux Etats-Unis, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, les institutions scolaires, parmi lesquelles les universités, sont un des instruments de la distribution du capital culturel et du capital social, distribution qui fonde essentiellement celle des positions sociales. Ces institutions sont l’enjeu d’une lutte entre les agents les mieux pourvus en capital culturel et social qui entendent conserver le capital accumulé en restreignant l’accès aux degrés supérieurs d’enseignement et les agents nouvellement admis à ces niveaux, relativement dépourvus de capital social et culturel. Les événements de mai 68 en France furent sans doute la manifestation la plus spectaculaire de cette lutte [1]. Les tensions entre les aspirations contradictoires de ces deux classes d’agents ont produit des effets divers selon les structures propres des champs académiques dans les différents pays et les structures particulières des champs politiques de chaque Etat [2]. Les Etats ont été amené, comme dans bien d’autres domaines, à gérer pragmatiquement ces tensions. Les systèmes de bourses ont permis, notamment, de justifier la sélection dans l’accès aux degrés supérieurs d’enseignement. Dans les pays anglo-saxons, les institutions universitaires se sont ouvertes à des objets d’études nouveaux ou à des méthodologies nouvelles (gender studies, cultural studies) permettant aux nouveaux arrivants d’intégrer le système sans bouleverser par trop les hiérarchies antérieures [3].

Durant la même période, la recherche scientifique a largement été utilisée par les Etats pour gérer les contradictions du système de production capitaliste selon le principe de l’étatisation des coûts et de privatisation des profits. Pour simplifier, le développement de certaines technologies requérant des investissements élevés sans garanties de profits, les entrepreneurs laissent l’Etat engager des dépensent et déposent des brevets dans les phases finales de la recherche ou développent conjointement avec l’Etat des centres de recherches dont ils ne se dégagent que si la technologie développée ne tient pas ses promesses. Le cas de la recherche en physique nucléaire est certainement le plus révélateur de cette pratique pour les années 1950 à 1970 [4]. Le même mécanisme se reproduit, des années 1980 jusqu’à aujourd’hui avec la recherche en biologie médicale [5] ou la mise en place des instruments, des connaissances et des réseaux nécessaires à la pratique de l’audit et du conseil juridique et comptable [6].

Les chercheurs ont su tirer des profits substantiels de cette instrumentalisation de la recherche par les Etats ; profits financiers sous la forme de retombées indirectes pour leurs recherches propres, des programmes de recherche dirigées ou des collaborations avec des entrepreneurs, mais aussi profits symboliques  notamment auprès des instances publiques chargées d’administrer la recherche.

Plus marginalement [7], la recherche scientifique a pu servir une sorte de néo-impérialisme dans laquelle le nombre de brevets déposés et le nombre de chercheurs étrangers attirés sur le sol national tiennent lieu de gunboat [8].

Nous proposons ainsi d’appeler vision capitaliste de la formation et de la recherche scientifique les discours et les décisions qui visent d’une part à maintenir les institutions d’enseignement dans leur rôle d’instruments de la distribution du capital culturel et du capital social, en tant que cette distribution fonde essentiellement celle des positions sociales ; et qui visent d’autre part à poursuivre l’instrumentalisation de la recherche scientifique en vue de gérer les contradictions du système de production capitaliste selon le principe de l’étatisation des coûts et de privatisation des profits [9].

1. Voir le chapitre 5 « Le moment critique » dans Pierre BOURDIEU, Homo academicus, 1984.

2. Voir Cécile DEER, « La politique d’accès à l’enseignement supérieur : comparaison entre la France et la Grande-Bretagne » in Agone, sociologie, histoire & politique, n°29/30, pp. 99-120.

3. « En Angleterre, dans le cadre d’un enseignement supérieur dont les établissements pratiquent la sélection, on trouve au cœur du débat l’équité et la garantie pour la plus grande variété de gens possible d’accéder à l’enseignement supérieur. Cela implique, bien sûr, que l’on reconnaisse dès le départ l’idée de diversité ; ce qui explique, par exemple, le très grand nombre d’études portant sur l’ethnicité, les genders et les classes sociales dans l’université. » Cécile DEER, id.,  p.114 (soulignement de l’auteur)

4. Pour la Suisse, lire HUG Peter, « La genèse de la technologie nucléaire en Suisse » in Relatons internationales, n°68, 1991, pp.325-364.

5.  Nous appelons ici, faute d’en connaître le nom consacré, les domaines de la biologie dont les recherches sont orientées vers des applications en médecine ou en pharmacie, par opposition aux secteurs de la biologie qui s’occupent, par exemple, du classement des êtres vivants.

6. Yves DEZALAY, Marchands du droit : la restructuration de l’ordre juridique international par les multinationales du droit, Fayard, 1992. « A l’heure où ces nouvelles technologies juridico-financières […] contribuent à façonner les institutions et à remodeler le champ du pouvoir économique […] il n’est peut-être pas inutile de s’interroger sur la construction de cette nouvelle vision économiste du monde social que ces experts sont peu à peu en train d’imposer comme allant de soi. » id. p.12. Construction à laquelle les universités n’ont pas peu participé.

7. Paradoxalement, cet aspect semble mieux étudié que le précédent. Une explication triviale est sans doute l’impossibilité d’accéder aux archives privées des entreprises, de sorte qu’une étude ne peut se fonder que sur des sources administratives.

8. Voir par exemple Christophe CHARLE, « Les références étrangères des universitaires » in Actes de la recherche en sciences sociales n°148, juin 2003, pp-8-19 et, pour une discussion de cette question sur la base de données plus récentes : Yves GINGRAS, « Les formes spécifiques de l’internationalité du champ scientifique » in Actes de la recherche en sciences sociales, n°141-142, mars 2002, pp. 31-45. Pour la Suisse, le poste d’attaché scientifique à l’ambassade de Suisse aux USA est par exemple un poste clé dans la structure de l’administration de la recherche scientifique : voir BENNINGHOFF & LERESCHE, La recherche, une affaire d’Etat, Lausanne, 2003, notamment les pages 33 à 35 consacrées à Urs Hochstrasser, ancêtre de Charles Kleiber.

9. Cette définition répond aux deux catégories d’action de l’Etat en régime capitaliste que propose Sébastien Guex : «  […] les fonctions de l’Etat peuvent se regrouper en deux principales catégories. La première catégorie comprend la mise en place, dans la mesure où cela n’est pas garanti par l’activité privée des membres de la bourgeoisie, de ce que l’on peut appeler l’infrastructure technique et juridico-sociale de la production capitaliste […] Dans la seconde catégorie peut se ranger tout ce qui contribue à protéger le système sociopolitique existant contre les menaces qu’engendrent ses propres antinomies » GUEX, L’argent de l’Etat, Lausanne, 1998, p.43.