Ravager la Semaine de l'entrepreneuriat

Ravager la Semaine de l’entrepreneuriat

Le travail de production de soi devient un travail comme un autre, assurant à l’égal de l’emploi salarié, la reproduction des rapports sociaux capitalistes. Les entreprises ont trouvé là le moyen de faire endosser « l’impératif de compétitivité » par les prestataires de travail, transformés en entreprises individuelles où chacun se gère lui-même comme son capital.
André Gorz, « La personne devient une entreprise » Notes sur le travail de production de soi, 2001

Depuis plusieurs semaines, les étudiantes déambulant dans les principaux bâtiments universitaires ont pu découvrir un nombre sans précédents d’affiches vantant deux événements organisés par le rectorat, les Jeudis de l’emploi et la Semaine mondiale de l’entrepreneuriat. La dimension grotesque de l’affiche (un garçon arborant une cagoule en forme de girafe [1] ne doit pas masquer une réalité: la désolante kermesse du Forum Uni-Emploi qui prend habituellement place en mars de chaque année n’est maintenant plus délimitée dans le temps. Au contraire, les injonctions rectorales visant à « booster votre carrière » deviennent permanentes et à maints égards insupportables.

Mettre les étudiantes au travail?

Dès le départ, le slogan « Après l’uni l’emploi ! » contient une allégation des plus grossières. Il semblerait que le rectorat ait oublié que plus de la moitié des étudiantes travaillent déjà afin de financer leurs études, payer leur loyer aux mafias immobilières et bouffer autre chose que des pâtes à longueur de semaines. En outre, sans la propagande de l’uni ces étudiantes qui taffent dans des supermarchés, des agences d’intérim ou des fast-foods en parallèle à leurs études auraient une vision légèrement moins idyllique du marché du travail qui les attend. L’un des autres temps forts des Jeudis de l’emploi sont les ateliers de correction de son CV. Ils ont lieu chaque semaine dans le hall d’Uni-Mail dans le plus total mépris des exigences de confidentialité requis par ce type d’entretiens. L’humiliation que représente la file d’attente devant les conseillers de l’Office Cantonal de l’Emploi démontre bien l’ampleur prise par l’individualisation des relations capital / travail dans les rapports de production actuels. Si la crise se poursuit, on verra peut-être des étudiantes au chômage se déplacer dans la rue avec des pancartes autour du cou comme dans les années 1930.

Une éducation formatée pour le profit

Le rectorat n’hésite pas à manipuler la parole étudiante pour arriver à ses fins. De nombreuses vidéos dans lequelles interviennent des étudiantes de l’UNIGE ont ainsi été mises en ligne sur Internet afin de propager la bonne parole. Plus que des rencontres de réseautage, ce type d’événements est utile aux recruteurs en ce qu’il leur permet de transmettre à l’assistance un « savoir-être » en entreprise et à promouvoir la participation active et joyeuse des étudiantes au marché du travail. Si travailler a longtemps voulu dire « faire ce que l’on vous dit de faire », travailler signifie toujours plus « être qui l’on vous dit d’être ». Et le rectorat, dans son infinie bonté, a décidé de prendre les devants afin d’assurer à nos futurs employeurs une main d’oeuvre docile et corvéable qui ne risque pas de trop réfléchir aux conséquences sociales de leurs activités économiques. Pourtant, les motivations du rectorat ne sont pas évidentes au premier abord si l’on ne prend pas en compte les deux facteurs suivants. D’abord les entreprises paient le prix fort pour investir l’université. Durant le forum Uni-Emploi, le mètre carré à Uni-Mail se monnaie aux alentours de 700 CHF. On comprend mieux pourquoi les Jeudis de l’emploi font appel à un employé du Crédit Suisse pour donner une conférence de démographie. Ensuite, parce que parmi les étu-entrepreneurs de demain se cache peut-être le nouveau Daniel Vasella qui assurera à l’université de Genève des atouts dans la « compétition globale » que se livrent les universités, et qui sait peut-être une ou deux places supplémentaires dans le ranking de Shangaï.

« Entrepreneurs de tous les pays, unissez-vous »

Si les Jeudis de l’emploi visent avant tout à instaurer une (saine) compétition entre les étudiantes pour les postes salariés, la Semaine de l’entrepreneuriat opère à un niveau supérieur puisqu’elle s’adresse aux aspirants patrons qui seront prochainement amenés à « incuber »
des projets et à gérer des équipes. C’est la première fois que l’université de Genève participera à cette Semaine et l’on peut d’ores et déjà la présenter comme un succès puisque le service UniTec a réussi le pari de réunir au même endroit les plus grandes canailles que compte le
monde de l’entreprise aujourd’hui. Bienvenue dans le meilleur des mondes où Xavier Ruiz est un artiste reconnu et le millionnaire Daniel Borel [2] un patron modèle dont les étudiantes feraient bien de s’inspirer. Un concours est même organisé afin de participer à un « dîner des entrepreneurs » avec des participantes triées sur le volet. Le but de ce type d’événements qui ne présente bien sûr aucun intérêt académique est de convaincre un petit nombre d’étudiantes « qui en veulent » qu’elles constituent une élite surplombant les charniers d’étudiantes dont la filière d’étude ne serait pas directement professionnalisante, ou pire qui auraient le défaut de se consacrer davantage à leurs études qu’à leur carrière future.

Ne plus suivre les règles du jeu

De nombreuses études corroborent la tendance lourde à la professionnalisation des cursus d’études. L’organisation d’événements comme la Semaine de l’entrepreneuriat est typiquement un moyen (parmi une multitude d’autres) pour adapter les étudiantes aux exigences du « marché ». Mais le dégoût que provoque chez nous l’omniprésence de cette propagande ne doit pas nous faire oublier que ces dispositifs de socialisation des étudiantes se déroulent dans un contexte de crise économique où les « employées qualifiées » d’hier peuvent être considérées comme des poids morts dont il est urgent de se débarrasser le lendemain. Le discours d’une partie minoritaire mais extrêmement active des élites universitaires continue pourtant de présenter la professionnalisation des études comme la solution au chômage des jeunes en jouant avec notre terreur de l’abandon. Il est temps de reprendre l’initiative. FACE A L’OFFENSIVE DES PATRONS ET DE LEURS LARBINS UNIVERSITAIRES, REPRENONS CET ESPACE QUI EST LE NOTRE.

1. À ce titre, nous défions les organisateurs de se rendre à un entretien d’embauche dans cette tenue.

2. Fondateur de Logitech et lobbyiste de talent pour développer des « transferts d’innovation » entre les écoles polytechniques fédérales et son entreprise. Ce sinistre personnage finance également le torchon « EtuMag » régulièrement distribué
devant les bâtiments universitaires