La politique des langues à l'université de Genève entre rêve de grandeur et sélection sociale [Regard Critique N°40]

Pourquoi un article sur la politique des langues à l’université de Genève, plus grande université généraliste du monde francophone selon son service de propagande ? Parce que de mémoire de membres du comité, la CUAE n’a pas pris de position sur ce sujet. Mais surtout parce qu’on a eu une discussion sur cette question à la rentrée de février, qu’on avait plein de choses à dire et qu’on était pas toutes d’accord. Bon, c’est vrai, il faut l’avouer, l’idée ne nous est pas venue comme ça. Cette problématique a d’abord émergé à l’assemblée de l’université du 10 novembre 2010. Une étudiante a demandé quelle était la politique des langues du rectorat et ce dernier, une fois de plus, dû admettre, dans une langue de bois digne d’un politicien, qu’il ne n’en avait pas. Depuis, un groupe de travail s’est créé sur la question. Il y a même des étudiantes [ref]Les termes au féminin s’entendent bien sûr aussi au masculin.[/ref] qui se plaignent de cours donnés en anglais dans certains bachelors. Du coup, on a pensé que de coucher les choses sur papier nous permettrait de replacer cette discussion dans un contexte plus général.

Pourquoi la question se pose-t-elle maintenant ?

De plus en plus de cours sont donnés en anglais et, depuis peu, également au niveau du bachelor. Pour l’instant, cette tendance semble circonscrite à la faculté des SES, même si tout le monde a pu remarquer la place prise par l’anglais dans les lectures. Mais ça pourrait changer prochainement. En plus de ces cours donnés en anglais, il y a, évidemment, une multitude de lectures en anglais. Plus on avance dans le cursus, plus cette proportion de lectures en anglais augmente. Évidemment, tout cela existe sans que personne n’ait songé à demander leur avis aux étudiantes ou à mettre en place des dispositifs d’aide comme des cours ou des ateliers.

La raison de cette évolution n’est pas à chercher dans le sens de l’Histoire ou une autre connerie de ce genre. L’anglicisation n’est pas une fatalité. Il s’agit d’un dommage collatéral d’une politique pourrie menée par les commissions de nominations des professeures et par les responsables des plans d’études. Maintenant que tous les programmes de Suisse, du monde, pardon, de l’univers sont mis en concurrence dans cette supercherie qu’on appelle « espace » commun de l’enseignement supérieur mais qui a de plus en plus les caractéristiques d’un « marché », les programmes doivent se démarquer les uns des autres et les départements marquer des points pour attirer les fonds. Ces points sont liés aux publications. Ainsi, plus on publie – même si c’est de la merde ou qu’on écrit quelque chose de douteux ou qui sera réfuté rapidement – plus on marque des points. Et comme en SES la plupart des publications sont en anglais, les anglophones ont un avantage certain face aux autres.

Donc, pour reprendre, on engage des professeures qui valent beaucoup de points et comme pour avoir beaucoup de points il faut publier en anglais, on engage des professeurs anglophones. La question de l’enseignement est, ici, bien évidemment, secondaire. D’ailleurs, qui s’en soucie ? Ah oui, les étudiantes. Mais jusqu’à récemment leurs voix ne comptaient pas. Espérons juste que lorsqu’elles siègeront dans les commissions de nominations elles n’auront pas le cerveau trop lavé par les discours sur l’excellence et tutti quanti.

« Genève, un monde en soi [ref]Nom du nouveau label de Genève Tourisme fourni par Saatchi & Saatchi, boîte de communications à qui on doit la campagne électorale de Margaret Thatcher en 1979 et qui occupe les anciens locaux des associations au 83, bd Carl-Vogt.[/ref]» ou ville internationale ?

On entend également que grâce au processus de Bologne la mobilité des étudiantes est augmenté et que pour leur permettre de voyager il faut leur donner des cours en anglais. Comme c’est mignon ! On essaye de nous faire croire que le rectorat se soucie de ses étudiantes alors que tout au long de l’année il leur mène une politique hostile et qu’il n’accède à aucune demandes sans passer d’abord par l’épreuve du rapport de force.

Il faut rappeler que la réforme dite « de Bologne » n’a pas amélioré la mobilité. Au contraire, elle l’a réduite à cause des difficultés qu’ont les étudiantes à faire des échanges sans allonger leurs études d’une année. Rappelons aussi que les étudiantes en mobilité sont dans leur écrasante majorité issues de familles socio-économiquement favorisées et, surtout, que les pauvres ne partent pas en Erasmus. La mobilité s’inscrit comme une nouvelle forme de discrimination sociale et comme l’accentuation d’un système d’études à deux vitesses. Depuis que les gueux ont d’avantage accès à l’université, il a bien fallu trouver un moyen de les distinguer des autres. Et la mobilité est apparue. Les pauvres restent d’où elles viennent parce qu’elles travaillent à côté de leurs études et n’ont pas la possibilité de lâcher leur job ou leur appartement subventionné alors que les autres voyagent plus que Desireless [ref]Chanteuse auteure du tube interplanétaire Voyage, Voyage.[/ref]. Donner des cours en anglais revient donc à favoriser la mobilité de certaines. Les autres qui n’ont pas suivi des cours en été pour passer un certificat complémentaire dans cette langue, peut-être parce qu’elles étaient obligées de vendre leur force de travail, auront d’avantage de difficultés à poursuivre leurs études et devront rester dans ce bled qu’est Genève.

Mais, une nouvelle fois, c’est aussi et surtout une histoire de points. On met sur place des masters dont les cours sont en anglais pour gagner en attractivité. Et oui, on espère attirer d’avantage d’étudiantes étrangères ce qui permet une nouvelle fois de monter dans les classements. L’idée sous-jacente est qu’en élaborant des programmes en anglais plutôt qu’en français, on a accès à un plus gros réservoir potentiel d’étudiantes. Ce n’est pas faux, mais c’est être aveugle face à la réalité :

L’excellence des programmes de l’université de Genève est toute relative et n’est pas distribuée de manière égale. Certains programmes sont assez réputés et les étudiantes qui les suivent viennent du monde entier alors que d’autres sont mal conçu et incohérent. Les étudiantes s’intéressent surtout à cet aspect lorsqu’elles ont la possibilité. Ensuite, elles n’ont pas souvent le choix. Venir étudier à Genève ressemble à un parcours de la combattante pour beaucoup. Même si on parvient à obtenir permis B étudiant, il faut encore trouver un logement et survivre au coût de la vie à Genève.

Pour attirer d’avantage d’étudiantes étrangères, le rectorat serait d’avantage inspiré de construire du logement pour les étudiantes plutôt que de ne rien faire ou que de supprimer les rares bâtiments qu’il leur met à disposition, de se battre contre la hausse des coûts des études voire leur gratuité et d’avoir une posture plus offensive sur la problématique des étudiantes étrangères [ref]Le rectorat dépense des centaines de milliers de francs en communication, des millions pour célébrer ses 450ans, mais ne trouve pas les fonds pour construire des logements. Pire, il s’apprête à vendre les seules parcelles et bâtiments qu’il mettait à disposition des étudiantes via une fondation, la CIGUË.

Au sujet des étudiantes étrangères, le vice-recteur Flückiger se plaint parfois de la politique trop restrictive de la Suisse. Seulement, il ne fait pas grand chose pour changer cela préférant réserver ses prises de positions politiques pour des projets comme l’extension de l’OMC. Enfin, lorsqu’il prend position sur la question des étudiantes étrangères, ses seuls arguments se basent sur la compétitivité de l’économie suisse et les besoins qu’on les entreprises d’exploiter une main-d’œuvre docile.[/ref].

L’anglais, la langue du marché du travail ?

On nous le rabâche suffisamment à longueur d’année : après l’université c’est le marché du travail ! Beurk. Il y a des perspectives plus réjouissantes que de se faire exploiter pendant cinquante ans avant de peut-être toucher une retraite de misère. Mais il ne faut pas se leurrer, même s’il est possible de passer sa vie sans vendre sa force de travail, seule une minorité parvient à développer des modes de vies alternatifs. L’écrasante majorité, elle, se fera exploiter.

On nous explique dès nos premiers pas à l’université qu’on doit s’adapter au marché du travail parce qu’il ne s’adaptera pas à nous. Et l’adaptation passe par l’apprentissage de l’anglais. S’il est probable que l’anglais est une langue de plus en plus pratiquée sur les lieux de travail en Suisse, c’est, une fois de plus, nous prendre pour des connes. On fait miroiter aux étudiantes « qui en veulent », celles qui se consacrent à enrichir leur CV pour mieux « se vendre », des postes à responsabilités qui sont sensés les faire rêver. Mais en réalité, la plupart d’entre nous n’exerceront pas le travail de leur choix [ref]Nous n’entrons pas ici dans un débat sur la question du choix. Évidemment, elle est relative lorsqu’on nous formate à longueur de temps et que même nos goûts sont fonctions de notre position sociale.[/ref] et l’anglais ne sera pas notre langue de travail. C’est donc un mirage qu’on nous fait miroiter pour nous rendre plus docile et nous pousser à nous mettre en concurrence. L’avantage de la docilité des étudiantes pour l’université est évident. Celui de la concurrence entre étudiantes pour les entreprises également.

Enfin, sur la question de l’adéquation au marché du travail, il faut rappeler une fois de plus que l’université n’a pas à nous former aux besoins des entreprises. On est censé y prodiguer un enseignement nous permettant d’acquérir un esprit critique indépendamment des besoins du marché du travail. Rien à voir avec les cours formatés pour les multinationales qui se mettent en place comme dans le master en trading offert par la faculté des SES. Si la Suisse devenait un régime militaire dictatorial, est-ce que l’université formerait les colonels ? Tout pousse à penser que oui.

Des cours d’anglais ? Oui, mais comment ?

Bien sûr, nous ne sommes pas à priori contre l’anglais. Mais la disparition des autres langues dans le champ académique menace la pluralité des approches. En Scandinavie, par exemple, les revues sont exclusivement publiées en anglais. Avec la disparition de certaines langues c’est des écoles de pensée qui disparaissent. A quoi ressemblerait la sociologie sans l’école de Francfort ? Il n’y a qu’à se rappeler le conflit entre Adorno et Lazarsfeld pour comprendre qu’il ne s’agit pas seulement d’une histoire de langue. Nous ne défendons pas la soi-disant beauté de la langue française parce que nous ne sommes pas des adeptes du chauvinisme langagier. Nous ne désirons pas non plus que les étudiantes ne parlent que le français. Idéalement tout le monde devrait être capable de communiquer avec tout le monde. Ça, c’est la vision du monde version Bisounours. La réalité est différente. L’utilisation de l’anglais comme langue unique de communication dans le milieu scientifique amène à de réelles disparités. Comme le suggérait le fondateur de l’espéranto, s’adapter à son interlocutrice en utilisant une langue qui n’est pas la sienne revient aussi à se placer dans une configuration de communication inégalitaire, à (re)produire un rapport de domination.

Une solution possible serait que tout le monde maîtrise bien l’anglais. Pour cela, il faudrait que des cours soient dispensés. « C’est déjà le cas » rétorqueront certaines. L’Ifage [ref]Fondation pour la formation des adultes présente à Genève.[/ref] en propose et ils sont entièrement remboursés par le « chèque formation [ref]Chèques Annuel de Formation (CAF). Les conditions d’octroi sont disponibles sur le site : http://www.geneve.ch/CAF/ [/ref]». Seulement, ce chèque n’est pas disponible pour tout le monde. Seules les contribuables régulières genevoises y ont droit. Les étrangères et les ressortissantes des autres cantons n’y ont pas accès tout comme les « mauvaises citoyennes » soumises à la taxation d’office. En plus, où trouver le temps de prendre des cours d’anglais, même gratuits, quand on étudie à 100% et qu’on travaille à côté à 50% ? Ici aussi, il y a un problème d’inégalité d’accès à la langue que nous avions souligné plus haut.

Une autre solution, plus acceptable, serait d’offrir des cours d’anglais compris dans les plans d’étude. C’est le seul moyen de mettre tout le monde plus ou moins sur un pied d’égalité. Seulement, ces cours prendront nécessairement la place d’autres matières. Est-ce qu’on a vraiment envie de sacrifier certains cours pour apprendre l’anglais ? C’est une question à laquelle il revient entièrement et uniquement aux étudiantes de répondre.