Retour sur l’occupation du Marx café

Lors du semestre d’automne 2021, une mobilisation marquante a été menée à l’UNIGE afin d’exiger le retour des repas à 3 CHF dans les cafétérias universitaires. Après leur suppression, un retour “à la normale” n’était pas une option envisageable pour nous. Cette mobilisation a atteint son paroxysme lorsqu’on, la CUAE, a occupé l’une des cafétérias d’Uni-mail. Ironie de l’histoire, l’espace qu’on a occupé jour et nuit pendant deux semaines porte le nom de “Marx Café”. L’occupation sans faim a été un événement fort dans l’histoire récente du syndicat étudiant et a été un tournant dans les luttes qu’on mène. Ce texte revient sur cette action majeure du semestre d’automne 2021 afin de retracer le déroulement des événements, d’illustrer que la mobilisation contre la précarité dépasse largement l’occupation, et d’offrir des pistes de réflexion quant à la portée d’une telle mobilisation – et la suite.

Petit historique
Depuis sa création en 1971, la CUAE lutte contre la précarité. En 2002, pour lutter contre le manque de logement pour les personnes en formation, elle occupe un hôtel aux Pâquis. En 2016, elle occupe le bureau du rectorat pour s’opposer au projet de mettre en place des frais d’inscription, et finit par faire plier les autorités universitaires.

En mai 2021, alors que le COVID ne cesse de toujours plus précariser les étudiant.e.x.s, la CUAE obtient la mise en place de repas à 3 CHF dans les cafétérias universitaires. Dès leur instauration, ces repas à bas prix ont littéralement changé la vie des étudiant.e.x.s, en témoignent les files d’attentes démesurées devant les cafétérias à l’heure du repas de midi. En pleine crise sanitaire, en pleine période de révisions et d’examens, cette mesure représentait une avancée significative dans la lutte contre la précarité estudiantine, une réalité de plus en plus tangible. Pourtant, à peine deux mois plus tard, cette offre est retirée.

Mais deux mois, c’était suffisant pour qu’on mette le pied dans la porte: les repas à 3 CHF avaient prouvé leur indiscutable nécessité et il était hors de question de les laisser disparaître. Les promesses vides de la part du rectorat et du conseil d’état étant de plus en plus insatisfaisantes. Lors de la rentrée de septembre 2021 les repas à 3CHF représentaient pour nous une mesure nécessaire pour faire face à la précarité et garantir des conditions d’étude dignes.

Alors, que faire ? Recommencer à payer au moins 8.90.- pour un repas complet, ou se mobiliser pour lutter pour nos droits ? Accepter docilement l’absence de politiques sociales, ou s’organiser collectivement pour porter une série de revendications menant à l’amélioration de la condition étudiante ? Les repas à 3CHF on les a obtenus, on ne les lâche plus !

Mais la question était donc : comment faire pour les récupérer ? Dès la rentrée, on s’est penché.e.x.s sur cette question. Dès septembre, lors de réunions avec des membres du rectorat, nous avons tenté, en vain, de créer des propositions concrètes pour les repas à 3CHF. En octobre, le comité de la CUAE a recommencé à écrire, publier et distribuer régulièrement les nouveaux numéros des “3 CHF critiques”, le petit journal éphémère des étudiant.e.x.s précaires. Le premier exemplaire, paru en mai, s’était intitulé “Eh mercé les caf’ ” et proposait une analyse critique de la mise en place des repas à 3CHF dans les cafétérias universitaires.

Celui-ci a été distribué dès la mise en place des repas. Après une pause estivale, la rédaction s’est remise à la plume pour écrire les numéros suivants du journal, qui se sont enchaînés toutes les deux semaines.

En parallèle, deux motions en faveur du retour des repas à 3CHF ont été adoptées lors de l’assemblée générale et l’assemblée des délégué.e.x.s de la CUAE. Celles-ci se positionnaient en faveur du retour des repas à 3CHF et d’un modèle radicalement différent de la restauration universitaire, chargeant le comité de la CUAE de mettre en œuvre tous les moyens qu’il jugeait nécessaire pour y parvenir.

Le travail de politique universitaire ne se limite pas aux salles de cours ou de réunion. Bien au contraire ! La politique institutionnelle a de bien trop grandes lacunes pour qu’on la laisse prendre nos assiettes en main. Preuve des limites du parlementarisme : pendant l’été 2021, une motion proposée par le parti socialiste a été adoptée par le grand conseil genevois (et donc légitimée par l’organe législatif cantonal!). Celle-ci invitait le conseil d’état à financer les repas à 3 CHF pour l’année académique 21-22. Mais surprise ! Cela n’a servi à rien car le DIP, en la personne d’Anne Emery-Torracinta – pourtant socialiste – a refusé de mettre en place une aide “qui couterait trop cher” et qui “arroserait tou[.te.x.]s les étudiant[.e.x.]s”. Encore une fois, les partis bourgeois nous rappelaient qu’on ne pouvait pas compter sur eux.Le rectorat, c’est à peu près pareil. On a beau aller les voir et leur demander de mettre en place des solutions à des problèmes dont tout le monde reconnait l’existence et l’importance, rien n’est mis en place pour lutter contre ces problèmes. Rien à faire, il fallait trouver autre chose pour qu’on soit considéré.e.x.

C’est ainsi que nous nous sommes mis.e.x.s au boulot: les deux derniers mardis d’octobre, on a organisé des bouffes pop prix libre sur le parvis d’uni mail. Ces repas étaient un succès: beaucoup de monde est venu manger (nous estimons à 200 assiettes servies la première fois et plus de 300 la seconde), plusieurs discours ont été prononcés et la presse a commencé à s’intéresser à la thématique de la précarité alimentaire.

On nous reproche souvent de ne pas être suffisamment ouvert.e.x.s au dialogue avec “les autorités”. Mais rappelons peut-être que lorsqu’on les invitait nominativement à nos bouffes pop’ pour qu’on puisse leur poser nos questions, aussi bien les membres de l’équipe rectorale qu’Anne Emery-Torracinta n’ont pas daigné venir. Il leur était sûrement plus facile de brasser du vent dans des réponses écrites par mail qu’à l’oral face à nous !La question des repas à prix abordable n’était plus négociable. La problématique de la précarité étudiante devait impérativement être traitée. Les repas à 3CHF devaient revenir !

Ainsi, au cours des deux semaines, de plus en plus de personnes ont commencé à s’impliquer dans l’organisation du mouvement: nous étions plus nombreux.se.s à cuisiner, à déplacer les canaps, à servir les repas, à faire la vaisselle… Et c’est grâce aux étudiant.e.x.s et bien d’autres qui ont décidé de s’impliquer et de faire face de manière collective à la précarité que les mobilisations ont pu être menées.

Ça s’accélère 
Ainsi, nous arrivons au 2 novembre. Au moment où on est rentré.e.x dans la caf avec la ferme ambition d’y rester, on avait plusieurs revendications:

  • le retour des repas à 3 CHF tout de suite, pour tout le monde et pour toujours
  • un modèle de cafétérias radicalement différent : des repas à prix libre, une réelle implication de la communauté étudiante dans la gestion des cafs et tout ça en garantissant les conditions d’emploi du personnel y travaillant alors
  • un soutien financier de la part de l’UNIGE à La Farce, une épicerie étudiante gratuite
  • une semaine de révision au semestre de printemps dans toutes les facultés

Le plan était donc d’élire domicile à la cafétéria le temps qu’il fallait pour que nos exigences soient entendues. Au cours de cette période, nous voulions faire régner un modèle de restauration alternatif qui soit inclusif et convivial. Nous voulions faire vivre, bien au-delà des heures de repas, un lieu qu’on a toujours connu froid et austère. En réalité, cette expérience était inédite pour la plupart d’entre nous et l’apprentissage collectif a pris la forme d’une improvisation plus ou moins de A à Z. 

Pendant deux semaines, entre le 2 et le 16 novembre, on a été au four et au moulin pour assurer le bon déroulement de cette occup. Il y avait de multiples réalités à prendre en compte : entre 600 et 800 repas de midi à préparer quotidiennement, des négociations à mener, une accessibilité de la lutte à touxtes à assurer, un lieu à maintenir propre et accueillant, des conflits internes à gérer, une visibilité médiatique à entretenir, etc. Et tout ça a dû se mettre en place assez rapidement sous réserve de nuire à la mobilisation et aux résultats qu’on visait.

Peut-être qu’on peut commencer par raconter la prise des lieux pour bien poser le décor. On avait annoncé la fameuse “grosse surprise” qui allait avoir lieu le 2 novembre dès 10h30, juste avant une troisième bouffe pop’. Malgré les efforts de mobilisation des semaines précédentes, nous étions moins que prévu et l’option de juste faire marche arrière et de ne même pas tenter de rentrer trottait dans la tête de certain.e.x.s d’entre nous. Mais finalement, on a décidé de foncer et bien nous en a pris !

Alors que l’une de nous haranguait les étudiant.e.x.s au milieu d’uni mail avec un discours, d’autres prenaient des grilles d’exposition de l’université. Quelle ne fut pas la stupeur des employé.e.x.s de la cafétéria quand iels virent que les entrées et sorties du Marx café étaient soudain grillagées ou obstruées par des tables maintenues à l’aide de cordes et de gaffer. En même temps, le repas amoureusement préparé toute la journée de la veille (on avait même passé notre comité hebdomadaire à éplucher des patates douces) et cuit pendant toute la matinée était amené sur les lieux et posé sur des tables mises à l’arrache devant le comptoir. D’ailleurs, une table était largement branlante et ne tarda pas à céder sous le poids d’une de nos grosses marmites de ratatouille. Le nettoyage a été assez efficace et n’a pas entravé le service des premières assiettes qui commençait alors même que l’agitation provoquée par notre entreprise était à son apogée. Les premièr.e.x.s étudiant.e.x.s venu.e.x.s prendre leurs repas sont entré.e.x.s vers 11h30. La réaction des employé.e.x.s n’était pas unanime: certain.e.x.s avaient l’air plutôt de notre côté, d’autres nous injuriaient et menaçaient de “porter plainte” contre nous – ce qui n’a finalement pas été fait – et la plupart avaient surtout l’air de s’inquiéter de ce qu’il se passait. C’était quelque chose de difficile à gérer, et on aurait bien voulu que le contact se passe mieux avec elleux.

Il y avait également le patron des cafs d’uni mail, avec qui les relations sont restées tendues tout au long de l’occup, et les protectas qui étaient déboussolés par ce qu’ils voyaient. Ils ont tenté de nous convaincre de sortir tandis que certain.e.x.s d’entre nous menaient la négociation avec calme et fermeté. Mais tout ça ne changera rien au fait que la caf était à nous et qu’elle le resterait pendant plus de deux semaines !

Depuis, on appelle ce moment la “prise de la Bastille”. L’entrée dans la caf restera un moment fort, entre autres parce qu’on plongeait dans l’inconnu total et que tout allait tellement vite. Une fois que la bouffe pop à l’intérieur a été terminée et que l’adrénaline retombait un peu, on a pu se rendre compte que le lieu était immense et qu’on pouvait y faire des choses très diversifiées, qu’il fallait simplement définir collectivement. 

La routine
Une routine s’est très vite installée dans la caf’. Dès le premier jour en fait. Souvent, les dernièr.e.x.s à se coucher étaient également les premièr.e.x.s à se réveiller. En effet, celleux qui finissaient la soirée tard s’endormaient souvent dans la “partie comptoir”. Mais c’est aussi cette partie qu’on ouvrait le matin pour servir le petit-déjeuner et accueillir les personnes dès qu’uni mail ouvrait ses portes. A ce moment-là, on installait les tables avec le petit-déjeuner (pain, confitures et cie) et on passait un petit coup de ménage. Au fur et à mesure que les personnes se levaient, on pouvait commencer à couper les légumes pour préparer le repas de midi. A chaque fois, les repas qu’on préparait étaient végétariens et il y avait au moins une option végane et une option sans gluten pour celleux qui le désiraient. En plus de cela, au cours des deux semaines d’occupation, on a fait preuve de suffisamment d’inventivité et d’originalité pour qu’il n’y ait pas deux plats identiques. Généralement, on commençait la préparation vers 8h. On coupait les légumes et les fruits dans la caf ou dans le hall d’uni mail, assez visible pour que tout le monde puisse nous rejoindre. Puisqu’on avait pas la possibilité d’utiliser le matos de la cuisine professionnelle de la caf, on avait pas assez de plaques pour faire 600-800 repas et on faisait mijoter les plats dans pléthore de casseroles réparties dans les cuisines des membres de la CUAE qui étaient à proximité d’uni mail.

Ainsi, l’acheminement des repas était également quelque chose auquel il fallait veiller et il n’était pas rare de voir des caddies remplis de casseroles arriver en trombe dans la caf. D’habitude, on commençait le service vers 11h30 et celui-ci s’étendait jusqu’à 14h-14h30.

En plus des repas qu’on servait, il y avait en permanence une machine à café mise à disposition de tou.te.x.s à prix libre. Ainsi que, la plupart du temps, un grand stock de smoothies récupérés. Le moins qu’on puisse dire c’est qu’aussi bien les cafés que les smoothies ont eu un franc succès.
Un enjeu auquel on ne pense pas forcément directement avec toutes ces bouffes pop, c’est la vaisselle. Au début, tout le monde laissait sa vaisselle sale dans un caddie et on lavait tout nous-mêmes à la main, parce que les lave-vaisselles de la caf’ avaient été débranchés pour qu’on ne puisse pas les utiliser. C’était beaucoup de travail (vous avez déjà essayé de laver 800 assiettes?) et ça instaurait une dynamique où les personnes qui venaient manger étaient “servies”, alors qu’on voulait justement instaurer une participation étudiante plus générale pour dépasser les rapports marchands auxquels on est habitué.e.x.s. Du coup, on a tenté de mettre en place une vaisselle auto-gérée dans l’espace central de la salle du fond de la caf’.

Ça a pris du temps: au début, on avait quelques bacs qui faisaient office de stations de lavage, rinçage et séchage. Il fallait expliquer à chaque personne qui venait qu’on l’encourageait à faire sa propre vaisselle si elle en avait le temps. Mais au fil des jours, ça commençait à rouler plus fluidement, preuve que l’autogestion peut marcher. Les gens étaient plus impliqué.e.x.s et prenaient l’habitude de laver leur assiette et même celle des autres ; bientôt, on avait 5 stations de vaisselle en même temps et parfois, on avait juste besoin de jeter un œil de temps en temps à ce qui se passait. Ça prouve encore une fois qu’un système de restauration émancipé de la dichotomie client.e.x-serveur.euse.x est loin d’être utopique.

Il y avait aussi très régulièrement d’autres sollicitations auxquelles on devait répondre, comme des médias qui débarquaient, des personnes qui venaient nous poser des questions ou juste nous engueuler parce que ce qu’on faisait ne leur plaisait pas. Tout ça pour dire que les matinées et les débuts d’après-midi étaient chargés. Mais souvent les fins d’après-midi et les soirées l’étaient tout autant. Quand on arrivait gentiment à la fin du service, on se laissait un moment pour manger et souffler un peu. Mais pas trop longtemps.

Après la fin du service de midi, on enchaînait avec les plénières qui avaient lieu chaque jour. L’heure à laquelle la prochaine aurait lieu était indiquée sur un tableau blanc à l’entrée de la cafétéria (même si ça arrivait régulièrement qu’on ait du retard — beaucoup parfois). Tout le monde y était le.a bienvenu.e.x. Souvent on se posait dans les canapés qu’on avait ramenés dès le premier jour. Ils étaient disposés en cercle autour du tableau blanc que nous utilisions pour marquer toutes les informations nécessaires (ordre du jour, répartitions des tâches, listes de courses, …). Tout au long de l’occup, nous avons pris les décisions par consensus.

Les plénières, bien que très riches et indéniablement nécessaires, pouvaient aussi être longues et désorganisées.

Les points à l’ordre du jour étaient très diversifiés. Ça allait du menu prévu pour le lendemain aux dernières informations qu’on avait de la part du rectorat et quelle devait être notre réponse en passant par des débats plus profonds sur le rôle du syndicalisme classique (qui, nous le rappelons, est mou et collabo) dans les luttes étudiantes. Mais aussi de la gestion de conflits très concrets qu’on observait dans la cafétéria ou de savoir si on allait occuper la deuxième cafétéria d’uni mail ou pas et, le cas échéant, comment on s’y prenait. Finalement, on a décidé de ne pas le faire. Bref, quand c’était possible, les décisions importantes, qu’elles soient stratégiques ou organisationnelles, passaient par les plénières. Mais d’autres fois, la situation ne permettait pas de passer par les plénières pour prendre certaines décisions. Notamment quand un problème se posait et qu’une solution devait être trouvée dans l’urgence. Ou alors quand elle impliquait des informations véritablement sensibles. Dans ce cas, on se réunissait moins formellement entre les personnes qui étaient quotidiennement impliqué.e.x.s dans l’occup’.

Il nous arrivait souvent de finir les plénières assez tard. Ainsi, souvent, les personnes qui allaient faire les courses devaient partir avant la fin. Et quand on finissait pas aussi tard, elles devaient partir dès que la réunion était finie pour avoir le temps de faire les courses avant que les magasins ferment. Au tout début on faisait les courses avec l’argent de la CUAE. Mais assez vite, les courses ont été amorties par le prix libre et, dès le troisième jour, nous faisions les courses avec le prix libre de la veille. En fait c’était presque un modèle d’affaire compétitif ;).

Ces courses constituaient la base de ce qu’on servait pour les repas mais on fonctionnait aussi pas mal en faisant des récups. Il n’était pas rare que des personnes prêtent la voiture de leurs parents pour faire le tour des bons plans récup de Genève. On a aussi profité d’être à deux pas du marché de Plainpalais pour demander les invendus aux maréchèr.e.x.s. Certaines fois, on revenait quasiment les mains vides alors que d’autres fois, on pouvait remplir plusieurs caddies entiers.

Avec tout ça, on oubliait presque de se nourrir le soir. Mais il y avait tout le temps quelqu’un.e.x pour nous le rappeler. Quand il en restait, on mangeait les restes du repas de midi. Sinon, on faisait des plats qui ne demandaient pas trop de mains et d’efforts. Les repas du soir étaient des moments très conviviaux – parfois à beaucoup et parfois en (très) petit comité. Mais à chaque fois on installait une seule et longue table. C’étaient de super moments pour avoir des discussions plus informelles et pour échanger sur des sujets, qu’ils soient politiques ou non. Mais les soirées n’étaient pas tout le temps un moment de détente parce qu’il restait toujours quelque chose à faire et il n’était pas rare qu’on reste debout jusqu’à très tard pour finir d’écrire un texte à publier sur nos réseaux ou sur renverse.co.

La réappropriation des lieux occupait elle aussi une partie du temps qu’il nous restait. Un groupe de travail a même été créé dans ce but. Des plantes ont été amenés, des tableaux recouverts de couleurs, des canapés disposés de manière accueillante et confortable. L’extérieur n’a pas été en reste non plus! Nous avons tout.e.x.s pu constater l’apparition d’une “terrasse” dans le hall d’uni-mail où il était possible de manger. Bref, nous voulions nous éloigner de ces lieux aseptisés qu’on nous a toujours proposé jusqu’alors pour enfin en avoir un qui nous ressemble. Un bel endroit où chacun.e.x pourrait apporter sa touche personnelle.

Une plante aux nombreuses racines
Cette occupation a aussi beaucoup fait parler d’elle à Genève et dans ses environs. On a reçu un grand nombre de retours positifs et il y a également beaucoup de personnes et de collectifs qui sont venus sur place pour nous rendre de grands services.

Ainsi, assez vite, certaines tâches étaient prises en charge par des personnes externes à la CUAE, ce qui nous déchargeait vraiment beaucoup. Les services qu’on nous a rendus étaient de plus ou moins grande ampleur mais ils ont tous été appréciés à leur juste valeur.

C’était la cantine du Silure qui venait faire à manger un midi. C’était le collectif Frites qui s’installait à l’entrée d’uni mail pour faire des frites. C’était le Nadir qui s’arrêtait totalement de fonctionner pour venir en aide à l’occup’ et qui nous prêta tout son mobilier et ses forces. C’était la Julienne qui faisait des repas avec sa cuisine transportable. C’était Semance de pays qui nous donnait des courges fraîchement récoltées. C’était le restaurant “Le portugais” qui nous filait ses casseroles. C’était le réseau d’appartements de Plainpalais qui nous ouvrait ses portes pour y faire à manger. C’était des cuisiniers qui venaient nous expliquer comment utiliser les différents accessoires des cuisines professionnelles. C’était Momo qui cuisinait des repas marocains en totale indépendance pour plusieurs centaines de personnes. Et c’était aussi bien d’autres choses.
Vous l’avez compris, cette mobilisation a été possible grâce à une constellation de services rendus par un grand nombre de personnes. Mais la caf occupée a aussi pu être un lieu de rencontre et où des activités chouettes pouvaient se dérouler. Le Silure a eu l’occasion d’y animer son infokiosque. Plusieurs séances de peinture de banderoles ont pu s’y tenir.

La cafétéria était vaste et certaines parties étaient tout à fait propices à des réunions ou des activités de groupe. Par exemple, les cafés solidaires (des associations étudiantes qui échangent avec des personnes réfugiées, tous les mercredis matins) y ont trouvé un cadre idéal. Le GT genre de la CUAE a aussi eu l’occasion d’y tenir une réunion. Et bien évidemment, le comité hebdomadaire de la CUAE a eu lieu au fond de la caf, la veille du jour où on a tout nettoyé et quitté les lieux. 

Négociations avec le rectorat: une brève chronologie
L’occupation de la caf’, même si elle a pris beaucoup d’ampleur et a donné lieu à beaucoup de choses imprévues, était à la base un moyen de pression pour forcer le rectorat à nous donner ce qu’on revendiquait. Si on a décidé d’occuper, c’est parce que les négociations avec les autorités universitaires ne menaient nulle part. Le plan initial était de faire pression sur le rectorat en empêchant le prestataire privé, Novae, de tourner. Le rectorat devait à son tour entrer en discussion sérieuse avec ses partenaires (que ce soit le conseil d’état ou des entreprises/fondations privées) afin que celles-ci débloquent des fonds pour lutter contre la précarité alimentaire.Ça a plutôt marché, dans le sens qu’au moins, d’un coup, on nous écoutait. Le rectorat a essayé de la jouer ami-ami avec nous, il nous a bien fait comprendre qu’il était déçu qu’on brise le rapport de confiance qui nous liait à lui et nous a menacé.e.x.s à demi-mot, mais au moins, le dialogue pouvait être constructif parce qu’on avait réussi à imposer un petit rapport de force. Dès le premier jour – presque dès la première heure – il est venu nous voir pour discuter. La situation était assez comique: deux d’entre nous négociaient tant bien que mal avec la délégation rectorale tandis que le reste d’entre nous n’entendait rien et les entouraient passivement en portant une banderole. Pour celleux-là, il était difficile de ne pas rigoler devant le ridicule des petits chefs de l’uni. En plus, on voyait qu’au même moment, à côté de nous, tout le monde s’agitait pour s’assurer du bon déroulement du service. Un point positif tout de même à cette première entrevue : il était désormais clair que la police n’interviendrait pas pour nous virer. On s’en doutait pas mal mais la confirmation nous a rassuré.e.x.s et on a pu sérieusement se projeter dans une lutte qui était là pour durer, au moins un petit peu. Le rectorat avait compris qu’on allait pas bouger. Leur stratégie a alors été d’insister sur la sécurité: c’est dangereux de rester dans l’uni la nuit, il faut tout encadrer pour s’assurer qu’on ne se blesse pas, d’ailleurs ils ne tolèrent pas la violence et il y a eu une blessée durant la prise de la caf’ (une employée nous a balancé une table dessus qui a rebondi et l’a légèrement blessée), attention, il pourrait y avoir des suites pénales – leur paternalisme et leur fausse inquiétude se mêlaient assez souvent à des menaces. On a rapidement reçu une liste de conditions à respecter à tout prix si on voulait que notre occupation nocturne soit “tolérée”: limitation du nombre de personnes (30 personnes max), interdiction des allers-venues entre la caf’ et le reste du bâtiment pendant la nuit, non-consommation d’alcool et de drogues, absence de dispositifs sonores, interdiction d’aller dans les cuisines et derrière le comptoir, interdiction de dégrader le matériel. Au début, on était pas hyper au clair quant à ce qu’on devait faire ou pas: leurs exigences nous soûlaient et on avait pas envie de les laisser encadrer notre action pour la rendre la moins dérangeante possible. En même temps, on ne se rendait pas compte si on pouvait réellement désobéir sans conséquences. Finalement, on a tâté le terrain et tout s’est fait petit à petit.

Après ces premières discussions sur les modalités de l’occupation, ça a longtemps été le silence radio de la part du rectorat. Dès le lendemain, on est allé.e.x.s toquer pour avoir des nouvelles mais il y avait personne. Après deux jours, on a perdu patience et un petit groupe est de nouveau allé directement toquer à la porte de Flücki (et est entré sans même attendre sa réponse;)). Il y avait également Raboud et, pris au dépourvu, ils ont mis un petit moment avant de comprendre de quoi il s’agissait. Au début, ils avaient presque pas l’air de savoir qu’il y avait une occupation en cours. Mais après quelques minutes, ils ont mis le moulin à blabla en marche. Ils n’avaient simplement rien d’important à nous dire, mais ils ont quand même tenu à nous gratifier de leur définition de la démocratie et de comment notre action était fondamentalement anti-démocratique. On les a écoutés pendant près d’une heure (qu’est-ce que c’était long) et on était pas plus avancé.e.x.s. On savait seulement qu’ils allaient voir Torracinta le lundi d’après (5 jours plus tard). On était prévenu.e.x.s : ils jouaient la montre.

Pendant ce temps, l’occupation s’installait. De plus en plus de collectifs, internes ou externes à l’uni, soutenaient publiquement l’occupation (les revendications ET l’action) et il devenait de plus en plus dur pour le rectorat et le conseil d’état de simplement ignorer ce qu’on exigeait. 

Après leur réunion avec Torracinta, ils sont venus nous voir pour faire un retour. Ils lui avaient fait trois propositions : des repas à 5 chf pour tou.te.x.s les étudiant.e.x.s (de l’UNIGE et des HES-SO); des repas à 3 chf ciblés pour les étudiant.e.x.s éxonéré.e.x.s des taxes universitaires; des repas à 3chf ciblés pour les étudiant.e.x.s qui bénéficient d’aides financières. Une de ces trois propositions pourrait être mise en place jusqu’à la fin de l’année académique puisque dès le mois d’août 2022 des repas à 5 chf allaient de toute manière être fournis par le nouveau prestataire de la cafétéria. Le conseil d’état se réunissait mercredi 10 novembre et devait discuter de ces trois propositions. Le rectorat nous a également dit qu’il pourrait trouver des fonds ailleurs pour compléter les budgets débloqués par l’état.

On sentait de plus en plus le décalage entre la temporalité de notre lutte et la temporalité des négociations de parlementaires. On commençait donc à envisager d’autres options. L’une d’elle était d’augmenter la pression d’un cran en allant occuper le rectorat. C’est lorsqu’on discutait de cette option à la plénière du mercredi que le rectorat a débarqué pour nous anoncer à demi-mot que le conseil d’état allait mettre en place des repas à 5 chf, tout en nous mettant en garde qu’il ne fallait pas trop l’ébruiter au risque de mettre en péril leur mise en place.

Parallèlement à ces sombres négociations, on a décidé d’utiliser l’assemblée de l’université (AU), la vitrine démocratique de l’uni pour parvenir à nos fins. Nos infiltré.e.x.s avaient songé à soumettre au vote une motion demandant la mise en place de repas à 3 chf, l’internalisation des cafétérias d’uni mail et un soutien financier à La Farce à l’AU ce jour-là. Mais on n’était pas dans les délais. On s’est finalement retourné.e.x.s vers l’AU plus tard.

L’idée de ne pas faire trop trainer l’occupation et de choisir stratégiquement le moment où on quittait le lieu a été l’objet de longues discussions. Finalement, on a décidé de quitter la cafétéria au début de la semaine du 15 novembre. Dans cette optique, on a convoqué une réunion avec le rectorat le vendredi 12. L’idée de cette réunion était de voir où en étaient nos quatre revendications principales. On a obtenu des avancées et l’ouverture de chantiers. Mais toutes nos revendications n’ont pas été acceptées. Pour ce qui est du financement de La Farce, le rectorat nous a certifié qu’il aiderait l’épicerie mais qu’il voulait en parler directement avec leur comité. Des repas à 5 chf devaient être mis en place dès le 6 décembre, il ne restait plus que les modalités de financement qui restaient à définir. Le rectorat a également accepté de mettre en place deux groupes de travail : l’un sur l’accessibilité des espaces des cafétérias et l’usage que les étudiant.e.x.s pourraient en faire, l’autre sur la question de l’internalisation des services de restauration universitaire.

Toutes les bonnes choses ont une fin
On a donc passé un dernier week-end dans la caf. Celui-ci s’est conclu par une grande tablée fondue qui a réuni bon nombre de personnes qui avaient passé du temps dans la caf occupée. La soirée a ensuite virée sur une session jam.

Lundi était le dernier jour où on a servi de la nourriture à midi. Il nous tenait à coeur de marquer le coup. Ainsi, on a organisé une conférence de presse et on a prononcé un discours pour expliquer où les choses en étaient et pourquoi on quittait le lieu. On a également installé toutes les tables dans le hall d’uni mail. L’objectif était d’offrir un repas dans un cadre différent que les autres fois, plus convivial. Cela nous a égalemet permis de commencer à bien nettoyer l’intérieur de la cafétéria. En effet, on a encore récuré le lieu jusqu’au lendemain midi. Lundi soir était véritablement la dernière soirée qu’on a passée dans la caf et on l’a passée occupé.e.x.s par notre comité. Finalement, on est définitivement parti.e.x.s le mardi aux alentours de midi, après un état des lieux.

On n’était plus dans la cafétéria mais ce n’est pas pour autant que le travail s’arrêtait. Dès le soir-même, certaines associations remettaient en question notre mode d’action et notre représentativité de la population étudiante ; s’en suivit une remise en cause de notre position dans la vie associative universitaire. Les retours positifs restant toutefois majoritaires. Il y avait ce même jour, les premières réunions avec des associations qui étaient en faveur de notre occupation et qui envisageaient de s’en inspirer. Et puis, l’occupation avait permis l’ouverture de chantiers qu’il fallait à présent prendre en main, sans quoi tous les bienfaits de l’occupation du marx café pourraient retomber.

Depuis la sortie de la cafétéria, le travail qu’on fait est beaucoup moins glamour. C’est beaucoup de réunions, souvent longues et pénibles. C’est essayer de convaincre. C’est trouver des soutiens là où on peut. C’est être soumis.e.x.s à des temporalités qu’on ne maîtrise pas. C’est aussi du travail de parlementariste.

Par exemple, on a rédigé une motion soutenant l’internalisation avant de préparer le terrain et de la soumettre au vote à l’AU. Celle-ci a été largement approuvée avec 17 oui pour 8 non et 9 abstentions.

Et aujourd’hui, on en est où ?
Depuis le 6 décembre, les étudiant.e.x.s de l’uni, de l’IHEID et des HES-SO bénéficient de repas à 5 chf dans les cafs universitaires. Ces repas ont un grand succès auprès des étudiant.e.x.s. Les deux GT qui ont été créés pour parler de la gestion des cafs – l’un à court terme, l’autre pour réfléchir au modèle des cafétérias à moyen-long terme – sont actifs. C’est pas pour autant qu’ils sont efficaces. Ils se renvoient constamment la balle et s’attardent sur des points de moindre importance au détriment de points cruciaux. Ils remettent en cause des choix déjà actés, ce qui nous empêche de véritablement avancer de réunion en réunion. La CUAE est toujours bien active dans ces GT et met tout en œuvre pour qu’ils ne restent pas de simples commissions bureaucratiques.

Bien que la vice-rectrice se soit engagée à soutenir financièrement La Farce à la mi-novembre, le soutien se fait toujours douloureusement attendre. On se demande même si le rectorat n’est pas en train de changer de plan. C’est évidemment un dossier qu’on va suivre de très près au cours des prochaines semaines. Une chose est sûre : on va pas lâcher le rectorat là-dessus.

Bilan
Cette courte période de deux semaines a été très intense et a beaucoup enrichi la CUAE. De toute évidence, elle a nourri beaucoup de discussions et de réflexions au cours des deux semaines d’occupation. Il y avait énormément de choses auxquelles on n’avait pas pensé au moment d’entrer dans la cafétéria. En témoigne la façon avec laquelle nos revendications et notre discours ont évolué concernant les conditions de travail du personnel des cafétérias ou l’importance qu’a pris la thématique de l’internalisation au cours de l’action.

Cette action est indéniablement une étape marquante du passage à la CUAE pour chacun.e.x d’entre nous. Cependant, on en garde pas tou.te.x.s des souvenirs semblables et on y associe des significations différentes. Au sein du comité, quand on creuse un petit peu, on se rend compte qu’on n’est pas d’accord sur pas mal de point qui concernent cette occupation et sa portée.

Évidemment, il est difficile d’avoir un regard réellement objectif sur une lutte qui est aussi récente mais surtout sur une action dans laquelle on s’est très intensément impliqué.e.x. Ainsi, quand on pense à l’occup de la caf on doit forcément composer avec une forme d’idéalisation et une attache émotionnelle forte.

La question autour de laquelle se sont cristallisées beaucoup de discussions depuis le 16 novembre est celle de savoir si on considère l’occupation comme une victoire ou non. C’est une question toute bête en apparence mais dans laquelle s’entremêlent beaucoup de réflexions sur le sens de nos luttes et leur efficacité.

Par exemple, on parle souvent d’organisation collective. Pour certain.e.x.s d’entre nous, l’occupation de la caf était une occasion privilégiée pour expérimenter de nouvelles formes d’organisation collective. Laisser la possibilité à de nouvelles personnes d’intégrer pleinement l’occupation et sa gestion stratégique et politique devenait un des objectifs de cette mobilisation. Alors que d’autres considèrent que l’occupation était un moment de forte charge de travail (souvent fait dans l’urgence) et que l’environnement n’était pas propice pour fournir un effort supplémentaire (dont l’importance n’est en aucun cas relativisée) afin de rendre nos luttes accessibles.

De manière plus abstraite, ces discussions nous poussent à réfléchir aux rapports entre les moyens et les buts de nos luttes. Les moyens et les buts sont-ils indissociables, se complètent-ils mutuellement ? Les moyens (par exemple l’organisation collective) sont-ils une fin en soi ? Ou alors sont-ils uniquement et simplement au service des fins ? Les moyens sont-ils compris dans les fins ? A la CUAE, le débat reste ouvert!
Si ces discussions sur la portée et le sens de l’occup sont très enrichissantes, elles sont également là pour nous rappeler que la CUAE n’est pas une organisation idéologiquement homogène. C’est sans doute une de ses faiblesses mais c’est également une de ses grandes forces.