Appel au débat sur les principes de la déclaration de Bologne [Groupe Arrabiata]

Face aux mesures visant à l’application de la déclarations de Bologne en Suisse, nous tenons à ouvrir un débat public de fond sur cette déclaration et ses conséquences sur les études universitaires.

Comme toute mesure d’origine technocratique, la déclaration de Bologne tend à susciter des réponses techniques. Cependant il est de notre devoir d’universitaires que d’y répondre sur d’autres terrains, aussi nous avons délibérément choisi dans le texte qui suit de prendre la déclaration de Bologne comme occasion pour introduire certaines idées qui nous le pensons offrent un cadre théorique fondamentalement antagoniste au développement de l’université à la sauce bolognaise. Luis J. Prieto offrait, en ce sens, il y a encore quelques années au sein de l’université de Genève une réflexion ” à l’arriabata indigeste à toute forme d’allégeance au pouvoir…

La déclaration de Bologne est une déclaration commune sur l’enseignement supérieur sans aspect contraignant, cosignée par les Ministres européens de l’Éducation, réunis à Bologne en juin 1999.

Mais, paradoxalement, c’est au nom de cette déclaration d’intentions que la conférence suisse des recteurs ainsi que certains doyens de faculté entendent contraindre toute la communauté universitaire à s’adapter à une norme qui n’en est pas une.

La déclaration de Bologne incite à introduire plus de compétitivité, de sélection, de par à l’intensification et la plus grande ” scolarisation ” des cursus des études supérieures. En effet un cursus basé sur le système anglo-saxon du bachelor-master-doctorat (3 ans pour le bachelor, 5 ans pour le master et 8 ans pour le doctorat) auraient des conséquences profondes pour les étudiants : il remettrait en cause la possibilité d’effectuer des études à temps partiel, et entraînerait une redéfinition des bourses d’étude (qui se limiterait alors au premier cycle de trois ans). Cela a pour conséquence de restreindre l’accès à l’entrée ou à la poursuite (après le bachelor) des études pour toutes les personnes qui ne peuvent ou ne veulent assumer des études à temps complet. On peut penser aux personnes qui ont des enfants à charge ou qui doivent simplement travailler à côté de leurs études.

Ce point, parmi d’autres que l’on pourrait critiquer en profondeur dans la déclaration de Bologne, est extrêmement important. En effet les études à temps partiel sont fondamentalement liée à l’idée, essentielle selon nous, que les études se basent sur un aller et retour entre théories et réalités sociales, entre apprentissage et praxis.

La déclaration de Bologne est selon nous par bien des aspects discutable or elle n’est, de façon délibérée, pas discutée. Ce n’est pas là notre principale critique mais notre principal grief. Vous l’aurez compris notre critique porte sur l’idéologie néo-libérale déjà présente au sein de l’Université, nos griefs, par contre, sont adressés aux responsables académiques, politiques et administratifs qui au jour le jour travaillent à la standardisation et à la ” rationalisation ” des services publics tel que l’Université. En effet comment vouloir penser le futur de l’enseignement sans donner la parole à ses acteurs, comment percevoir ces besoins sans permettre un débat large et ouvert, comment penser demain sans prendre en compte les difficultés, les conflits, les luttes d’aujourd’hui ?

Cette déclaration et ces mises en œuvre nous apparaissent, de ce fait, dénués de légitimité et contraire aux valeurs même sur lesquels se fondent l’enseignement supérieur.

Ouvrons donc le débat afin de nous donner les moyens d’intervenir sur l’ordre des choses, qui, faute de quoi, nous sera imposé par des décisions prises en notre nom.

Nous aimerions, après avoir posé les termes du débat, revenir le cas bien particulier des sciences humaines qui par leur identité se posent au cœur de la problématique introduite par la déclaration de Bologne.

Nous nous appuierons pour cela sur la pensée de Luis J. Prieto et plus particulièrement sur celle développer dans son livre ” Pertinence et Pratique ” paru en 1975 aux éditions de Minuit.

Les sciences de l’homme permettent, selon lui, de découvrir l’historicité de toute connaissance et ainsi de poser ces connaissances comme toujours significatives, c’est-à-dire fondées par le point de vue d’un sujet social, qui en définit, alors, la pertinence. De plus comme le point de vue, ainsi mis à jour, ” n’est pas acceptable par tous puisqu’il avantage une partie au détriment des autres, les privilégiés ont évidemment intérêt à dissimuler ce point de vue et à faire apparaître une connaissance de la réalité matérielle comme imposés par la réalité matérielle elle-même “. On retrouve ici certains traits induits et effectifs dans les mises en application de la déclaration de Bologne.

Les sciences de l’homme de ce fait s’opposent à tout type d’idéologie, entendue comme ” tout discours se référant à une connaissance de la réalité matérielle qui vise à ” naturaliser ” cette connaissance “, et qui voudrait donc dissimuler ” l’historicité des façons de connaître la réalité matérielle d’où résultent les privilèges “.

Les sciences de l’ ” homme ” constituent, ainsi, la connaissance de toutes les connaissances, scientifiques ou non, de la réalité matérielle, et elles nécessitent de par ce fait, pour leur élaboration, toutes les garanties d’espace et d’autonomie de pensée.

Voilà pourquoi, selon nous, l’université et les sciences de l’” homme ” en particulier, ont un rôle important d’espace de réflexion et de réflexivité à jouer au sein de la société. Elles exigent, pour cela, certaines conditions pour pouvoir s’y déployer. Or, ces conditions déjà précaires (cf les critères de sélection des recherches du Fond National…), doivent être défendues et améliorées en opposition à des directives comme celles émanant de la mise en application de la déclaration de Bologne ou bien du prochain volet de libéralisation des services décidé à l’OMC (AGCS).

Il y a, de plus, une raison supplémentaire, comme l’a très bien noté Prieto, pour que les sciences de l’” homme ” soient au centre de luttes politiques et sociales et donc sujettes aux attaques.

En effet elles permettent par les connaissances des connaissances de la réalité matérielle c’est-à-dire par les connaissances de la réalité historique, l’exercice d’une praxis sociale, visant à substituer une façon de connaître la réalité matérielle à une autre. Elles détiennent, en se sens, un potentiel démonstratif important, et selon nous essentiel, qui est susceptible de lever des lièvres et de donner prise aux forces sociales sur la réalité historique dans laquelle elles vivent et permettre ainsi le changement. Cette capacité à démontrer la construction historique de l’ordre établi s’oppose bien évidemment aux détenteurs de privilèges et de pouvoir.

Notre société se définirait ainsi au travers des luttes et des actions comme un terrain, non pas où ” les choses sont comme elles sont “, mais bien comme on le sait depuis Ferdinand De Saussure, où c’est ” le point de vue qui fait l’objet ” et de façon plus explicite depuis Prieto, où c’est ” le point de vue qui est l’objet “.

C’est dans cette perspective, qui vise à garantir l’élaboration d’une réelle pensée scientifique conjointement à l’exercice des luttes politiques et sociales susceptibles de donner sens à nos actions quotidiennes, que nous lançons cette appel à la prise de position collective ou individuelle, et plus si affinités…

Ce texte ne se veut pas unitaire ni encore moins unique, au contraire nous espérons que d’autres sur la base d’autres auteurs ou concepts entameront une démarche similaire. Celles-ci pourraient déboucher sur un événement public au début de l’année prochaine. Nous attendons vos textes, remarques et propositions…

Groupe ARRABIATA, Genève 26-05-02