Les arguments "pragmatiques" pour la gratuité des études

Au-delà d’une revendication romantique qui nie la légitimité d’une marchandisation du savoir au nom de la qualité universelle des connaissances [ref]Revendication que nous assumons par ailleurs pleinement, à ce titre lire « Les fondements moraux de la gratuité des études. »[/ref], il existe un nombre important d’arguments justifiant la gratuité de l’enseignement supérieur. Que l’on se fonde sur des principes d’égalité des chances, de droits de l’Homme ou d’économie, la gratuité des études apparaît comme une nécessité. Il ne faut cependant pas dissimuler les problèmes de financement, et donc de justice sociale, que posent une telle proposition. Alors que nous reposons la question de l’abolition des taxes universitaires dans l’arène politique, il est essentiel de rappeler tous les arguments en faveurs de cette mesure et de revenir sur les interrogations qu’elle suscite.

Tendre vers de l’égalité des chances

L’égalité des chances constitue l’un des principes fondamentaux sur lequel repose nos démocraties. Or, toutes les statistiques le montrent [ref]Par exemple : « Origine sociale des étudiants des Hautes Ecoles Universitaires » sur le site de l’Office fédéral de la statistique http://www.bfs.admin.ch/bfs/portal/fr/index/themen/15.html[/ref], les chances d’accès à l’enseignement supérieur varient de manière très importante en fonction de l’origine sociale. Les chances d’accéder à l’université sont largement inférieures pour celles et ceux dont les parents n’ont pas fait d’étude et/ou ont des revenus modestes. Les taxes d’étude ne sont évidemment pas responsables à elles seules de ce phénomène. Néanmoins, elles y participent à deux niveaux au moins. Premièrement, elles compliquent matériellement la vie des étudiant.e.s et en particuliers de celles et ceux dont la situation économique est la plus précaire. Nous estimons [ref]D’après les chiffres du Bureau d’information sociale http://www.unige.ch/dase/buis/vieageneve/budget.html[/ref] que les taxes actuelles [ref]1000 francs par an.[/ref] représentent environ 5% du budget étudiant moyen, et près de 10% du revenu disponible [ref]Le revenu disponible définit dans le cadre de l’aide sociale représente le revenu qui doit couvrir toutes les dépenses une fois le loyer et les assurances maladies payées.[/ref]. Elles pèsent donc lourdement sur les finances estudiantines [ref]Elles frappent particulièrement les étudiant.e.s dont les parents ont des revenus juste supérieurs au barème d’exonération et ceux qui sont en rupture avec leurs parents.[/ref]. Une telle barrière a de quoi décourager une part non négligeable des jeunes issu.e.s des classes populaires. Les frais d’écolage obligent également une partie des étudiant.e.s à travailler (ou à travailler plus) parallèlement à leurs études, ce qui augmente l’échec scolaire et les contraint à prolonger leurs études. La gratuité permet l’allégement des frais liés aux études et favorise donc l’accès de tou.te.s à l’enseignement supérieur. Deuxièmement, les taxes constituent une barrière symbolique. Elles rappellent symboliquement que les études coûtent, qu’elles ne sont accessibles qu’à celles et ceux qui en ont les moyens. Or, une part importante de la sélection sociale quant à l’accès à l’université s’opère au niveau des représentations [ref]En rendant les études payantes, on augmente le nombre de jeunes des classes populaires qui se disent : « les études, ce n’est pas fait pour moi ». BOURDIEU, « Les héritiers. Les étudiants et la culture », en collaboration avec PASSERON, 1964. Et aussi BOURDIEU, « La reproduction, éléments pour une théorie du système d’enseignement », en collaboration avec PASSERON, 1970.[/ref]. Réintroduire la gratuité permet de réaffirmer que l’université est accessible à tou.te.s. Il ressort alors que les taxes constituent, tant par leur poids matériel concret que par leurs effets symboliques, une entrave à l’égalité des chances qu’il convient d’abolir.

La gratuité des études : un droit de l’Homme

Le principe de gratuité des études supérieures n’est d’ailleurs pas une simple obligation morale, c’est un droit de l’Homme que la Suisse se doit 6.de respecter. L’article 13 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels [ref]Ratifié par la Suisse le 18 juin 1992.[/ref], qui est en matière d’éducation « la norme du droit international relatif aux droits de l’homme la plus large par sa portée et la plus détaillée » [ref]Nations Unies, Conseil économique et social, « le droit à l’éducation », Application du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, Observation générale 13, Paragraphe 2.[/ref], est très clair à ce sujet. Il stipule que « l’enseignement supérieur doit être rendu accessible à tous en pleine égalité, en fonction des capacités de chacun, par tous les moyens appropriés et notamment par l’instauration progressive de la gratuité ». L’application de ce droit est commentée de manière très explicite par les instances onusiennes : « Gratuité. La nature de cette exigence ne souffre aucune équivoque. Ce droit est formulé explicitement pour bien indiquer que l’enseignement (…) ne doit être à la charge ni des enfants, ni des parents, ni des tuteurs. Les frais d’inscription imposés par le Gouvernement, les collectivités locales ou les établissements scolaires, et d’autres frais directs, sont un frein à l’exercice du droit et risquent de nuire à sa réalisation. Ils entraînent aussi souvent un net recul de ce droit. Le plan exigé doit tendre à leur suppression. » [ref]Nations Unies, Conseil économique et social, Questions de fond au regard de la mise en œuvre du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, Observation générale 11, Paragraphe 7.[/ref]. Il ressort alors que la gratuité ne forme pas une revendication idéologique abstraite mais un droit concret qu’il convient d’appliquer.

La gratuité : un choix économique rationnel !!!

Même s’il l’on s’inscrit dans une logique d’économie capitaliste (qui n’est pas la nôtre [ref]Il semble important de préciser l’un des buts statutaires de la CUAE est de « promouvoir une vision alternative à la vision capitaliste de l’éducation et de la recherche scientifique. »[/ref]), la gratuité s’avère, là encore, être un choix rationnel. Soulignons pour commencer que les taxes universitaires ne contribuent que de manière extrêmement marginale au budget de l’université. En 2007, elles ne représentaient que 2,7% [ref]D’après les comptes d’exploitation des statistiques universitaires de 2004-2005.[/ref] des revenus de l’alma mater. Ce chiffre doit être mis en comparaison avec la part importante (près de 10% du revenu disponible) que les taxes représentent dans les dépenses des étudiant.e.s. Cette première approche permet de montrer que ces taxes n’apportent que relativement peu d’argent à l’université alors qu’elles pèsent lourdement sur les finances estudiantines. De ce fait, nous l’avons vu, elles contribuent à entraver l’accès à l’université. Or, l’économie genevoise souffre d’un grave manque de personnel qualifié et très qualifié. Pour maintenir voire améliorer « notre » [ref]Il s’agit plutôt de la compétitivité des possesseurs des moyens de production dans l’économie globalisée, d’où les guillemets puisque la plupart d’entre-nous ne faisons pas partie de cette catégorie.[/ref] compétitivité (concept cher aux économistes), il faut rendre les études supérieures accessibles au plus grand nombre pour pallier cette pénurie. Dans ce but, il faut former au mieux le maximum de personnes afin d’augmenter la masse de travail à forte valeur ajoutée et ainsi conserver l’attractivité du pôle économique genevois. L’argent dépensé pour former ces personnes supplémentaires doit être considéré comme un investissement extrêmement rentable à moyen terme. Nous sommes même convaincu que la gratuité ne suffit pas et qu’il faut, en plus, développer le système de bourses afin de renforcer son efficacité. Abolir les taxes constitue donc un investissement rentable qu’il est nécessaire d’introduire.

Subventionner la reproduction des inégalités ?

La gratuité des études doit nécessairement être compensée par une augmentation de la subvention publique afin de ne pas entraver la qualité de l’enseignement et de la recherche. Cela pose un problème de justice sociale dans la mesure où l’université est financée par l’ensemble de la population pour finalement ne profiter majoritairement qu’à des individus d’origine sociale dominante et dont le passage à l’université garantit la reproduction de leur domination en offrant à leur travail une valeur ajoutée importante sur le marché (de par leur titre universitaire). Autrement dit, ne serait-il pas normal que les riches payent pour un service qui leur permettra de s’enrichir ?

Il nous semble effectivement essentiel que les personnes qui bénéficient d’une formation universitaire, et qui de ce fait touchent des salaires importants, contribuent largement au financement de l’institution. Cependant, il nous semble que la mesure la plus appropriée et la plus juste (en terme de justice sociale) soit l’impôt progressif sur le revenu. Au moins deux arguments justifient cette position. D’une part, tout autre système de financement direct sous forme de taxes, même avec des possibilités de prêts, exclut de fait une partie importante des classes populaires, en particulier par l’effet de barrière symbolique que créent de telles mesures. Les frais de scolarité tendent à conserver le caractère élitiste des études universitaires alors que la gratuité pousse, au contraire, vers la démocratisation de la formation tertiaire. D’autres part, une partie importante des études universitaires n’offre pas une orientation particulièrement rentable des formations. C’est le cas notamment des sciences humaines mais également de certaines sciences dures. Les taxes dévalorisent les filières peu rentables et restreignent ainsi le choix des filières d’étude. L’impôt progressif sur le revenu en revanche ne touche que ceux qui bénéficient effectivement de leur formation pour obtenir des revenus importants. Il nous semble donc qu’en terme de justice sociale, la mesure la plus appropriée pour financer les 11 millions (soit environ 0,15% du budget de l’Etat) que coûteraient l’abolition des taxes passe par une augmentation progressive de l’impôt sur le revenu pour les catégories de la population les plus riches.

La formation universitaire représente également un coût externe pour les entreprises. Autrement dit, celles-ci bénéficient de personnes formées par l’Etat, il est donc normal qu’une partie de ce coût soit pris en charge par les entreprises. Augmenter très légèrement les impôts sur les entreprises peut donc également être une solution envisageable.

Le financement de l’université doit donc se faire par les pouvoirs publics afin de garantir un accès aussi large que possible à l’université. Suivant cet objectif, la gratuité est non seulement une nécessité morale mais également un droit garanti par les conventions internationales et une mesure économique rationnelle. Le financement des études doit également répondre à l’exigence de justice sociale et le coût de cette formation doit reposer sur ceux qui en profitent. Là aussi, la gratuité est une mesure qui permet d’atteindre ce but de manière optimale, à condition toutefois de mener une politique fiscale cohérente. La gratuité des études est une mesure pragmatique qui doit être largement et vigoureusement promue.