Autonomie mon cul! [Regard Critique n°36]

Autonomie mon cul !

Ou comment l’indépendance académique est sacrifiée par la classe dirigeante pour mettre l’université au service des intérêts du capitalisme.

Pour les signataires de la déclaration de Bologne, les objectifs de celle-ci devaient être réalisés « en respectant pleinement […] l’autonomie des universités. » Par un curieux retournement de sens dont sont coutumiers les fossoyeurs-réformateurs de l’université [1], l’autonomie n’est plus aujourd’hui une caractéristique déjà acquise et qu’il convient de protéger, mais au contraire un but que chacune devrait viser, et que la nouvelle loi nous promet d’atteindre, le rapport des expertes autoproclamées Dreifuss et consorts se sous-titrant sans rire Une Université autonome et responsable.

Cette nouvelle autonomie qui resterait à acquérir ne peut donc correspondre à la liberté académique, qui visait à préserver autant que possible la recherche académique des interférences d’autres champs, notamment économique et politique [2]. Ceci ne fut bien entendu jamais une réalité absolue, mais restait néanmoins proclamé par les universités et les scientifiques comme un bien non négociable. Aujourd’hui, la lecture de la presse de l’ennemi de classe à l’occasion de la nomination d’une professeure de HEC conduit à un tout autre constat. Sous le titre « Crédibilité renforcée », on se félicite en effet que « le rectorat de 1’Université de Genève [veuille] renforcer son image auprès des professionnels de la finance. »[3] Évidemment, aucune allusion à la recherche ou à un quelconque progrès scientifique possible. Il s’agit ici de rassurer les investisseurs, au moment ou l’université s’apprête à recourir de plus en plus largement aux fonds privés.

La nouvelle loi sur l’université prévoit que « L’Université recherche activement des sources de financements complémentaires, publics, institutionnels et privés. »[4] La logique qui prévaut à l’attribution des fonds privés est ici celle des profits envisagés par les entreprises pourvoyeuses des fonds. Elle est à peine différente du côté des fonds institutionnels, vu le noyautage du fonds national pour la recherche scientifique par le lobby de l’économie et les résultats visibles sur l’attribution des pôles nationaux. Quant aux financements complémentaires publics, on attend impatiemment que les auteurs de cette phrase daignent nous expliquer ce qu’ils entendaient par là… Cette manière de faire dépendre le financement d’un projet, en tout ou en partie, d’acteurs situés hors du champs de la recherche académique, permet d’imposer de l’extérieur à la fois les questionnement des scientifiques et, en règle générale, les réponses que ceux-ci vont y apporter.

La fin de toute prétention à une organisation démocratique de l’université est également consacrée par la nouvelle loi. Une assemblée de l’université aura l’immense privilège de pouvoir donner des préavis ou des recommandations à la rectrice souveraine qu’elle se sera donnée. On imagine sans peine que les débats devraient s’élever au niveau de la discussion de bistrot, avec les mêmes conséquences pour l’avenir de l’institution, vu l’attention que le rectorat actuel accorde habituellement aux procédures de consultation quand celles-ci ne se contentent pas de légitimer sagement sa politique [5]. On préférera naturellement se référer au comité d’orientation stratégique, sorte de proto-conseil d’administration prête à servir les ambitions de développement du rectorat, ou aux recommandations de l’assurance-qualité [6], experte à imposer comme norme indiscutable les revendications du champ économique.

L’université doit donc se mettre « au service de la cité ». Inutile de préciser que ni la mission d’enseignement ni la recherche fondamentale ne sont considérées par les décideurs économiques comme un service rendu à la société. Cette position est également suivie par leurs laquais, politiciennes ou cadres de l’université. En revanche, on insiste sur le rôle d’expertise que doit jouer l’institution et sur l’importance de « [la réactivité] dans un environnement soumis aux défis de la mondialisation » pour pouvoir toujours suivre le vent dominant du moment et attirer un potentiel « Rolex Learning Center. » [7]. Cette stratégie nécessite naturellement un effort de communication. On continuera donc à former les étudiantes dans des conditions d’encadrement indignes, tout en développant le service de presse du rectorat pour assurer une propagande efficace et se complaire dans l’autosatisfaction.

L’autonomie proclamée par les partisans de la nouvelle loi sur l’université n’est donc en définitive qu’un trompe-l’œil destiné à camoufler les véritables intentions des classes dominantes : mettre fin à tout effort en faveur de la démocratisation du savoir, pour remettre l’université à la place que lui assigne le nouvel ordre économique : formation d’une main d’œuvre à bon marché et sous-traitance des besoins de l’économie ou de ce qui reste de l’État. Pour la défense de l’indépendance académique, d’une véritable démarche scientifique et de la liberté de se poser des questions hors de la pensée préformatée, il est indispensable de refuser la loi sur l’université.

1. Il suffit de penser à ce que peuvent signifier la qualité, la coopération et la concurrence, ou encore la gouvernance dans le langage de l’idéologie néolibérale dominante. Voir à ce sujet Christian de Montlibert, « La réforme universitaire : une affaire de mots », in Le cauchemar de Humboldt, Paris, 2008.

2. Historiquement, la liberté académique devait préserver l’université de l’influence de la sphère religieuse.

3. « Crédibilité renforcée », in Private Banking, 1er septembre 2008.

4. Art. 20, al. 2.

5. Voir l’article à ce sujet dans le n° de Courants « Spécial CDE » ou sur le site de la CUAE.

6. Au sujet de de l’organe d’accréditation et d’assurance qualité (OAQ), on peut se référer au Regard critique n°30, « Spécial 21 mai », disponible sur le site www.cuae.ch.

7. Courrier des lecteurs du député Patrick Saudan, Le Temps, 26 août 2008.