There’s plenty of rooms at the Hotel California, any time of year…

A la rentrée 2002, la CUAE occupait un immeuble des Pâquis apportant une solution concrète mais provisoire à une centaine de personnes en formation à la recherche d’un logement. Cette occupation a aussi eu le mérite de porter sur la place public le problème spécifique du logement des personnes en formation (voir l’article paru dans le Regard Critique du 1er mai 2003). Le cas de l’immeuble des Pâquis est emblématique de la situation genevoise et il vaut la peine de s’y attarder un peu…

En 1964, un homme – appelons-le Maurice – revient à Genève après un séjour aux Etats-Unis, il y ouvre, au numéro 1 de la rue Abraham-Gevray aux Pâquis, un hôtel qu’il nomme l’Hôtel California. La chanson homonyme des Eagles ne sera un tube que 13 ans plus tard et l’immeuble est alors entièrement destiné au logement. Maurice le transforme en un hôtel quatre étoiles qui accueillera essentiellement des diplomates. L’hôtel compte quelques studios meublés qui sont loués au mois. Dès les années 1980 au moins, l’immeuble compte des locataires réguliers qui occupent des studios avec cuisine et salle de bain. Notre homme exploite l’hôtel jusqu’en 1991, et, dès cette date, hormis quelques sociétés qui y disposent de bureaux, l’immeuble n’accueille plus que des locataires au bénéfice de baux à l’année. Il y a encore des locataires en 1996, après quoi il est difficile de savoir ce qu’il advient de l‘ancien Hôtel California.

En 1999, un autre homme – appelons-le Jean-Christopher – a 25 ans. Il est le plus jeune fils d’une riche famille – appelons-la la famille Descours – qui possède une holding basée en France et active dans le prêt-à-porter et les accessoires – appelons cette holding le groupe André1. Or, en 1999, Jean-Christopher est triste : son grand-père a été évincé du conseil d’administration de la holding familiale par des fonds de placement anglo-saxons sans scrupule. Où Jean-Christopher pourra-t-il investir la colossale fortune à la tête de laquelle il se trouve ? Alors il a une idée : racheter des hôtels de grand luxe en Suisse pour en faire des hôtels de très très grand luxe. Le jeune Jean-Christopher contacte un banquier privé genevois – appelons-le François Rouge2 – pour le charger de réunir des investisseurs. C’est rapidement chose faite et le groupe Richemond Hôtels SA, dont le jeune Christopher est actionnaire majoritaire, rachète le Richemond à Genève, l’hôtel Royal Savoy à Lausanne, le Schweizerhof à Berne, les Trois Rois à Bâle, les trois établissements du Burgenstock dans le canton de Niedwald, et l’Arabella Atlantis Sheraton à Zurich. Le groupe est basé au Luxembourg et dispose de fonds propres pour 75,5 millions de francs environ. Le chiffre d’affaire cumulé des 9 hôtels était d’environ 75 millions en 1998. L’hôtelier Viktor Armleder est chargé de coordonner les rénovations. Pourtant en 2001, les travaux n’ont pas encore débuté et les investisseurs s’inquiètent. Pour les rassurer, le banquier François Rouge décide de racheter l’ancien Hôtel California pour 16 millions…

Une demande d’autorisation préalable est déposée en vue de rénover le bâtiment et d’en faire un hôtel sur l’ensemble de la surface disponible. Il n’est plus question de logements ni de studios meublés, car ce qu’aime le jeune Jean-Christopher, on l’a dit, c’est le très très grand luxe. Or, à Genève, il existe une loi qui veut que les surfaces affectées au logement qui sont transformées en surfaces commerciales soient compensées. A ce stade du récit, le lecteur pense que Christopher devra créer des logements pour compenser les appartements habités jusqu’en 1996. Eh bien, le lecteur se trompe. C’est qu’il ne sait pas encore qui est l’avocat du jeune Christopher pour ses opérations immobilières. Cet avocat c’est Bénédict Fontanet, défenseur des pauvres promoteurs immobiliers et des spéculateurs désargentés. Par un tour de magie dont il a le secret, cet avocat intègre obtient que le changement d’affectation ne soit pas compensé et qu’il soit accordé dans l’autorisation préalable empêchant ainsi d’éventuels opposants de faire recours.

Maître Fontanet, qui n’aime pas les squatters mais qui les connaît bien, avertit son ami le banquier François Rouge : il ne faut pas laisser l’immeuble vide. Comme précisément une société de surveillance privée – appelons-la GPA – cherche un lieu où entraîner ses chiens, un contrat de prêt à usage est signé qui autorise le GPA à employer les 6 étages de l’immeuble pour y faire chier ses molosses. A l’occasion, les services des douanes et la police genevoise viendront aussi s’entraîner – à quoi ? – dans l’immeuble.

A la rentrée 2002, quelques centaines d’étudiants cherchent à se loger décemment. Ils apprennent que l’ancien Hôtel California est vide et y pénètrent par effraction afin d’y habiter. Interrogé à la radio suisse romande sur cette grave atteinte à la propriété privée, le conseiller d’Etat Laurent Moutinot répondra en substance que ce comportement est intolérable, ce d’autant que les étudiants sont une catégorie privilégiée de la population. A ce stade du récit, le lecteur pourrait croire à une erreur d’appréciation du magistrat. Au contraire ; c’est que le conseiller d’Etat mesure l’authentique détresse sociale du jeune Jean-Christopher Descours, du banquier François Rouge et de l’avocat Fontanet. C’est aussi que le conseiller d’Etat sait combien la situation des amateurs d’hôtels de très très grand luxe est très très préoccupante.

Dès le début de l’occupation, le propriétaire indiquera vouloir mettre son immeuble à disposition de l’Hospice général, des employés de l’Hôtel Richemond et de diverses associations caritatives. Après de difficiles et longues négociations, les étudiants obtiennent un contrat de prêt à usage qui autorise la Ciguë à employer les 6 étages de l’immeubles pour y loger des personnes en formation. Pour la bonne forme, l’avocat Nicolas Jeandin5 dépose tout de même plusieurs plaintes au nom du propriétaire de l’immeuble contre les premiers occupants.

Le contrat de prêt à usage prendra fin dès le début des travaux. Or, curieusement, alors que rien n’avait été fait depuis 3 ans, la présence d’habitants semble avoir accéléré les choses et l’autorisation définitive a été rendue récemment. Plus curieux encore, alors que Viktor Armleder affirmait en novembre 2002 disposer de toutes les autorisations nécessaires6, les travaux n’ont toujours pas commencé dans les autres hôtels. De l’avis de journalistes spécialisés, la formidable opération hôtelière serait en train de devenir une formidable opération de spéculation immobilière, le groupe Richemond Hôtels SA cherchant surtout à revendre sa collection d’hôtels de grand luxe pour empocher un bénéfice substantiel sans avoir effectué aucune transformation.

Au final, le jeune Jean-Christopher (28 ans cette année) accroîtra sa colossale fortune et les quelques 100 personnes en formation de l’ancien Hôtel California pourront se remettre à chercher un logement. Dans leurs recherches, il ne leur faudra pas compter sur le DAEL qui bloque – probablement en collaboration avec la Fondation de valorisation des actifs de BCGe – la transformation d’un immeuble situé à la rue du Glacis-de-Rive et qui aurait pu servir au logement des étudiants dès la rentrée 2003.